Mariana Otero : « Je voulais redonner une présence physique à Gilles Caron »

Mariana Otero : « Je voulais redonner une présence physique à Gilles Caron »

27 janvier 2020
Cinéma
Histoire d'un regard
Histoire d'un regard Archipel 33 - Diaphana Distribution
Dans le documentaire Histoire d’un regard, Mariana Otero part sur les traces de Gilles Caron, photoreporter disparu au Cambodge en 1970. En scrutant ses images à la loupe, elle reconstitue son parcours, son travail, ses pensées, de façon intime et poétique.

L’une des questions que pose Histoire d’un regard, c’est : « comment raconter la vie d’un homme à partir de son œuvre »…

Oui, c’est tout à fait ça. Je voulais raconter la vie de Gilles Caron en décryptant et en déchiffrant son travail, sans me référer à trop d’éléments biographiques. Il s’agissait de faire revivre, à travers ses photos, une présence, un corps – en l’occurrence un corps qui a disparu, au Cambodge, à l’âge de 30 ans. Je voulais essayer de lui redonner une présence physique, qu’on soit à côté de lui, dans ses pas.

Ce processus passait par l’étude des 100 000 photographies qu’il a prises au cours de sa carrière… Un travail de fourmi !

Oui, c’était une entreprise un peu dingue. Il faut savoir que les agences de photos recevaient les pellicules des photographes dans le désordre, et qu’elles les numérotaient arbitrairement. Pour comprendre le cheminement de Gilles Caron, il a donc fallu que je remette toutes ses photos dans l’ordre. C’était un peu comme faire un puzzle dont on ne connaîtrait pas l’image finale. Quelque part entre l’archéologie et l’enquête policière. Au final, c’est ce qui m’a permis de comprendre le regard de Caron.

Vous abordez chacun de ses grands reportages – Mai 68, la Guerre des Six Jours, la guerre du Vietnam, etc. – sous un angle différent. En parlant de choses intimes, ou bien en convoquant un historien, ou encore en rencontrant des témoins… Si le panorama se révèle finalement très théorique, vous partez toujours d’une approche instinctive, émotionnelle…

Romanesque, même. « Théorique », ça fait un peu peur ! (Rires) Le film s’appelle Histoire d’un regard parce que j’avais envie de raconter des histoires. L’histoire du regard de Gilles Caron, l’histoire de mon regard sur le regard de Gilles Caron, les histoires des reportages qu’il a photographiés, l’histoire de son cheminement physique, mais aussi de son cheminement intellectuel, ses questionnements, ses doutes, ses réflexions sur son travail de photoreporter. Je voulais raconter ces histoires de façon émotionnelle. Avec toujours l’idée, présente dans tous mes documentaires, que c’est l’émotion et le récit qui font penser.  

Histoire d'un regard Archipel 33 - Diaphana Distribution/DR

On réalise devant le film non seulement à quel point les photos de Gilles Caron font partie de notre imaginaire collectif, mais aussi quel grand artiste c’était… Pensez-vous qu’il souffre aujourd’hui d’un déficit de notoriété ?

Oui. Les gens connaissent ses photos, mais pas forcément son nom. Depuis dix ans maintenant, la Fondation Gilles-Caron travaille à mieux faire connaître son travail, en numérisant ses photos, en organisant des expositions, en éditant des livres… Au début du film, sa fille Marjolaine explique que sa mère, Marianne Caron, était tellement choquée par sa disparition qu’elle a d’abord mis tout ça de côté. Mais aujourd’hui, il y a une véritable envie de faire reconnaître son travail. J’espère que mon film y contribuera. Plus on regarde ces photos, plus on comprend à quel point elles sont extraordinaires.

Dans le film, vous vous adressez à Gilles Caron en le tutoyant…

Déjà, je dis « je », parce que je décide de parler dans le film de ma « rencontre » avec Caron. Je dis « je », parce que je ne suis pas une spécialiste de la photo, je ne suis pas photoreporter, je filme d’habitude des gens ordinaires, je n’ai jamais dépassé la frontière belge dans mes documentaires… Je n’ai aucune légitimité à faire un film là-dessus et je voulais que le spectateur le sache. On vit dans un monde envahi par les images, je trouvais donc important de dire d’où je parle, et d’expliciter ce qui m’intéresse. Je parle de ma propre histoire, à travers Mai 68, à travers la correspondance que j’établis entre une photo prise par Gilles Caron de ses enfants dans un jardin en hiver et un dessin fait par ma mère… J’inscris tout ça dans le film à travers le « je ». Et comme j’ai passé beaucoup de temps avec Gilles Caron, le « tu » m’a semblé approprié. Dire « il », ça aurait été un peu trop distant. Je ne voulais pas de quelque chose de convenu, de ronronnant, mais de vivant.

Histoire d’un regard, qui sort ce mercredi 29 janvier 2020, a reçu l’avance sur recettes avant réalisation, l’aide sélective à l'édition vidéo (aide au programme) et l’aide au développement FAIA Documentaire du CNC.