Raconter l’Histoire : comment la fiction cinématographique s’impose face aux images d’archives

Raconter l’Histoire : comment la fiction cinématographique s’impose face aux images d’archives

16 octobre 2018
Cinéma
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Nuit et brouillard d'Alain Resnais
"Nuit et brouillard" d'Alain Resnais Crédit Roissy Films - Anatole Dauman - DR - TCD

L’historienne Sylvie Lindeperg, professeure à l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, analyse la puissance des images, thème des 21e Rendez-vous de l’histoire de Blois qui se sont tenues du 10 au 14 octobre. Samedi 13 octobre, elle a notamment participé à un grand entretien dans le cadre de cet événement.


Vous avez présenté aux Rendez-vous de l’Histoire le film que vous avez co-réalisé avec Jean-Louis Comolli, Face aux fantômes. Il s’agit d’une réflexion sur la genèse de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Le regard du cinéaste est-il conciliable avec celui de l’historien ?

Ils peuvent se rejoindre autour de la question de l’émotion. Ce que montre le film Face aux fantômes mais aussi le livre que j’ai consacré à Nuit et Brouillard, c’est la double dimension du travail d’Alain Resnais. A l’origine, c’est un travail pédagogique destiné aux classes. Mais c’est surtout une œuvre d’artiste. Alain Resnais part des travaux des historiens comme Olga Wormser- Migot qui l’avait conseillé, et se détache progressivement d’une forme d’écriture factuelle, assez incertaine, puisqu’à cette époque les historiens avaient encore insuffisamment marqué la distinction entre les camps de concentration et les centres de mise à mort. Il va alors tirer le film du côté de la poésie, par le texte de Jean Cayrol, ancien déporté, résistant interné à Mauthausen,  par les images en couleur sur les lieux des camps. Il construit ainsi une réflexion sur la puissance des images d’archives, mais aussi sur un rapport à l’Histoire qui s’articule sur la volonté d’éveiller les consciences. Il entreprend d’une certaine manière ce que j’appelle un passage à l’art. Si Resnais avait fait un simple documentaire historique tributaire du savoir des historiens, le film n’aurait pas survécu.

Le paradoxe c’est que ce film pétri des incertitudes historiques qu’on a découvertes par la suite a joué un rôle capital dans la naissance de la Mémoire des déportés…

Oui, au fil du temps le film a fait l’objet de multiples relectures, de multiples interprétations qui nous permettent de traverser les époques avec lui. Pas seulement l’Histoire de France, mais aussi l’évolution de la mémoire, le rapport à l’Histoire des camps, à l’Histoire de la Shoah, mais également toute l’Histoire des années 1960-1970 en Europe et aux Etats-Unis. Nuit et Brouillard est ce que j’appelle un « Lieu de mémoire portatif ». C’est, plus encore qu’un film d’histoire, une œuvre qui a joué un rôle historique dans la prise de conscience, dans la construction de la mémoire dans les décennies qui ont suivi et peut-être toujours aujourd’hui d’une certaine manière. C’est la puissance d’un film sur l’imaginaire collectif.

Aux Rendez-vous de l’Histoire, vous êtes également au cœur d’un grand entretien, où vous abordez la question de la puissance des images de fiction, notamment dans les films qui traitent de la guerre. Quelle est la légitimité des images de fiction ? Doivent-elles recréer les images d’archives ?

Il y a deux problématiques différentes en ce qui concerne l’Histoire des camps. D’un côté, le nombre considérable d’images de la libération a construit très tôt un imaginaire collectif et incité les cinéastes à faire très vite des films sur cette période-là. De l’autre, l’absence d’images au sens strict sur l’extermination des Juifs dans les chambres à gaz a posé une question : « Peut-on utiliser les moyens de la fiction pour rendre compte d’un point aveugle de l’Histoire ? »

Vous abordez l’œuvre de René Clément dont la filmographie est jalonnée de films sur la guerre. Quel regard portez-vous sur ces œuvres ?

René Clément est l’exemple parfait de la manière dont le cinéma français a puissamment constitué un imaginaire de la Résistance qui a évolué au fil du temps. Dans l’immédiat après-guerre, un film comme La bataille du rail contribue à construire une mythologie héroïque de la France occupée. A l’époque, René Clément a été chargé de raconter une histoire qui n’a pas encore été écrite : il va se rendre dans les dépôts de la SNCF et collecter des témoignages, des tracts. Pour autant, le propos tire du côté du légendaire car la SNCF va l’emmener vers une histoire de résistance collective afin de redorer le blason de l’entreprise et faire oublier la collaboration de certains de ses hauts cadres. Puis ces fables cinématographiques ont évolué au moment de la guerre froide. Dans Jeux Interdits, le mythe commence à se fissurer. Des événements occultés réapparaissent. Enfin, le retour du Général de Gaulle en 1958 a contribué à façonner une autre forme de fiction de la guerre, beaucoup plus personnaliste, dont Paris brûle-t-il ? est l’exemple monument.

Comment l’historienne que vous êtes explique la puissance de la fiction dans la construction des imaginaires sur l’histoire collective ?

En 1994, lors du Cinquantenaire de la Libération, j’ai été frappée par la cohabitation, sur tous les présentoirs des plages du débarquement, des images d’époque filmées par les opérateurs de guerre avec des images du film Le Jour le plus long. La fiction a quasiment remplacé l’événement ! Dix ans plus tard, à Omaha Beach, j’ai assisté à un passage de relais encore plus singulier puisque se trouvaient aux côtés des vétérans, Tom Hanks et Steven Spielberg, acteur et réalisateur de Il faut sauver le soldat Ryan.

La capacité du cinéma à s’emparer de l’Histoire, à la remettre en forme va progressivement se substituer à l’événement lui-même. Jean Louis Comolli dit une phrase très juste : « Le cinéma fabrique le monde, et ensuite il le remplace ». On est aujourd’hui dans cette mutation qui fait que la fiction a, par la force de ses moyens, pris une ampleur considérable. Il est évidemment plus facile de recréer, de reconstituer une bataille en se plaçant dans les lignes ennemies et amies que de la filmer en direct. Le regard de la fiction finit par s’imposer.