Saga de l’été : « Pierrot le fou » face à l’éternité de Porquerolles

Saga de l’été : « Pierrot le fou » face à l’éternité de Porquerolles

15 juillet 2022
Cinéma
Jean-Paul Belmondo et Anna Karina dans « Pierrot le Fou » de Jean-Luc Godard.
Jean-Paul Belmondo et Anna Karina dans « Pierrot le Fou » de Jean-Luc Godard. Studiocanal

Filtres de toutes les couleurs, ciel bleu, reflets d’argent et Méditerranée. En 1965, Godard fuit la grisaille parisienne et offre au couple Belmondo-Karina le plus beau des voyages. Un film libre aux allures de vacances improvisées.


Dans un précédent volet de cette saga de l’été, consacré aux Maris, les femmes, les amants, nous rappelions cette saillie du réalisateur Pascal Thomas : « Ceux de la Nouvelle Vague se sont enfermés à Paris. » Il est peut-être temps de rectifier le tir et de rendre à Godard ce qui appartient à Godard, grand amateur des chassés-croisés devant l’éternel. Car si le Belmondo d’À bout de souffle (1960) quitte à toute vitesse la province pour rejoindre la capitale enjoignant au passage : « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville, allez-vous faire foutre ! », celui de Pierrot le fou (1965) fait tout l’inverse. Accompagné d’Anna Karina, il quitte la Ville Lumière pour filer droit vers la Méditerranée. Entre-temps, le couple aura vu du bitume, des stations essence, emprunté des itinéraires bis, transgressé les lois, assisté à un accident… Il aura même eu le temps de s’ennuyer, de lire, de prendre des bains… Et puis, enfin, le Graal : de l’eau à perte de vue et une vie en solitaire, sur une île déserte. Un lent panoramique gauche/droite boucle cette boucle. Dans le cadre enfin immobile, la Grande Bleue s’exhibe et se noie dans le ciel. « Elle est retrouvée ? » chuchote Karina – « Quoi ? » susurre Belmondo – « L’éternité ! » C’est Arthur Rimbaud et ses Vers nouveaux que Godard ressuscite au bout de ce road-movie romantique. Paris n’est plus qu’un lointain et mauvais souvenir. 

Anna Karina et Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le Fou Studiocanal

Minuté, prémédité, précis

Comme dans Le Mépris (1964) – lui aussi situé très loin de la capitale – Godard semble invoquer une nouvelle fois le dieu des mers et tutoyer L’Odyssée. Et puisque Homère et les autres l’invitent secrètement à le faire, le cinéaste construit sa propre légende. Dans Les Cahiers du Cinéma, à la sortie de Pierrot le fou, il affirme en effet à propos de la fabrication de ce nouvel opus : « Je ne peux pas dire que je ne l’ai pas travaillé, mais je ne l’ai pas pré-pensé. Tout est venu en même temps : c’est un film où il n’y a pas eu d’écriture, ni de montage, ni de mixage, enfin un jour ! » Et voilà comme naît le mythe du « happening dominé » et permanent avec un créateur construisant son édifice au fil de l’eau et de la pellicule. Il suffit pourtant de se plonger dans le livre-somme d’Alain Bergala (Godard au travail, Les Cahiers du Cinéma) pour comprendre que Pierrot le fou est peut-être le film de Godard le plus prémédité, avec une équipe technique emmenée par plusieurs assistants – dont Jean-Pierre Léaud – obligée de respecter à la lettre un plan de travail précis. Le film sera tourné en grande partie dans le sud de la France entre Hyères, la presqu’île de Gien et l’île sauvage de Porquerolles où les protagonistes joueront in fine les Robinson Crusoé. Tout est minuté, serré au maximum pour respecter divers délais. Il n’empêche, Jean-Luc Godard, dans une métaphore culinaire, raconte l’état dans lequel il se trouvait avant de tourner : « C’était comme si on avait tous les éléments pour la salade et puis finalement vous n’êtes plus du tout sûr d’avoir envie de cette salade. » Alors, quoi ? Godard a fait comme beaucoup d’autres, il a défini un périmètre au sein duquel il s’est arrangé avec le réel et ses contraintes. 

Vie sauvage

Le périmètre en question est d’abord dicté par un roman de l’Américain Lionel White, Obsession, devenu Le Démon de onze heures après son passage par la Série Noire. Le résumé en quatrième de couverture de l’ouvrage explique les choses ainsi : « C’est une enfant, et c’est également une femme. Une vraie femme épanouie. Une femme dans tous les sens du terme. Elle a peut-être 17 ans, comme elle le dit, elle est peut-être plus jeune ou plus âgée. Je ne sais pas et je m’en fous. Je la désire d’une façon intolérable et elle est à moi. Même si elle a la fâcheuse habitude de tuer les gens qui l’embêtent à coups de fer à repasser. » De tout ça, Godard gardera quelques traits et les transposera différemment. À commencer par le territoire. Exit donc Los Angeles et le sud de la Californie, remplacés par Paris et la Méditerranée. Pierrot le fou est l’histoire d’un couple en fuite laissant derrière lui le chaos d’une société sans perspective et trop bien rangée. Ferdinand/Belmondo quitte, en effet, femme et enfants pour la sauvage Marianne/Karina, et opte pour une vie hors la loi pleine de rebondissements. Une vie qui finira tout de même par ennuyer Marianne, ne sachant pas quoi faire de toute cette liberté. Quant à Ferdinand, bientôt peinturluré en bleu, il s’offrira, dans un geste qui tient autant du suicide que de la création artistique, une fin explosive. 

Jean-Paul Belmondo dans le final explosif de Pierrot le Fou Studiocanal

Godard a obtenu pour la première fois de l’Avance sur recettes du CNC. Côté casting, il avait d’abord rêvé du monstre Richard Burton - mais selon ses propres termes, l’acteur britannique s’était trop « hollywoodisé » - puis de Michel Piccoli, son héros du Mépris qu’il avait associé à Sylvie Vartan, la chanteuse désireuse de traverser le miroir. Ce sera finalement la muse Anna Karina et le sautillant Belmondo qui depuis À bout de souffle est devenu une star du cinéma français. Pour les beaux yeux de son cinéaste, il acceptera d’ailleurs de réduire considérablement son salaire. Et l’acteur de mettre un terme à une autre légende qui verrait en Godard un metteur en scène taciturne et distant : « Une nouvelle fois, tout s’est bien passé, comme sur À bout de souffle, confie-t-il à son biographe Philippe Durant (Belmondo, Robert Laffont). J’ai retrouvé Godard avec ses petits cahiers ! Je n’ai connu qu’un Godard agréable. Il a toujours été charmant avec moi, avec ses acteurs, même si, sur Pierrot le fou, il était peut-être inquiet du fait de la fin de son histoire avec Anna Karina. » 

« Estival, coloré, peint… »

Pierrot le fou peut s’envisager comme une ode à la couleur. Ici, les filtres jaunes, bleus, rouges, verts redéfinissent les espaces, témoin cette séquence où Ferdinand butine de groupe en groupe dans une soirée mondaine barbante. L’image s’illumine et change de dominante au fur et à mesure de la progression du personnage dans ce bel appartement où il croise notamment le cinéaste américain franc-tireur Samuel Fuller. L’auteur de La Maison de Bambou (1955) a le temps de lui dire : « Un film, c’est comme une bataille : l’amour, la haine, l’action et la mort. En un seul mot, c’est l’émotion. » Godard tient là les maîtres mots de son projet. Filtres colorés également dans la première échappée en voiture de Ferdinand et Marianne. Le mouvement est suggéré par des spots de toutes les teintes qui dessinent des arabesques circulaires sur le pare-brise et leurs visages. Tous ces vifs éclats n’auront bientôt plus besoin de l’artifice pour exister. Au bord de la mer, le soleil sature le monde d’une clarté extravagante de naturel. Les couleurs viennent aussi des chansons interprétées avec une fausse nonchalance par Anna Karina : Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours, Ma ligne de chance, Mic Mac… La comédie musicale façon Demy n’est pas très loin. Tout est chaos, réenchanté. Antoine de Baecque écrit dans sa biographie de Godard (Grasset) que Pierrot le fou est « estival, solaire, coloré, peint, violent mais suicidaire ». 

Couleurs donc mais aussi modernité. C’est Ferdinand qui dicte lui-même le morcellement progressif du cinéma et donc sa révolution à venir : « J’ai l’impression d’avoir des machines séparées, que ça ne tient plus ensemble : les yeux, la bouche, les oreilles… » D’où ces nombreuses désynchronisations entre l’image et le son que Godard n’aura ensuite de cesse de travailler, de perfectionner afin de dérouter le spectateur. Le cinéaste explique ainsi à propos de la séquence de cavale où les amants traversent la France : « On entend, en même temps, une sorte de commentaire, à la fois extérieur et intérieur, dit tour à tour par la voix de Marianne et de Ferdinand. » Alain Bergala, toujours dans son livre Godard au travail, y voit l’influence des films du Japonais Kenji Mizoguchi.

 

En bande organisée

Godard voyait plus encore en Pierrot le fou l’occasion de faire un premier bilan de son propre cinéma. Dans le dossier de presse qui accompagne les projections du film, il s’amuse ainsi à résumer l’intrigue : « Un petit soldat qui découvre avec mépris qu’il faut vivre sa vie, qu’une femme est une femme, et que dans un monde nouveau, il faut faire bande à part pour ne pas se retrouver à bout de souffle. » Il n’a pas réussi à placer Les Carabiniers (1963) et Alphaville (1965), mais tous ses autres films y sont ou presque. Pierrot le fou est aussi revendiqué par son auteur comme une suite possible de Bande à part (1964). Pour autant, ce qui s’affiche d’abord à la vue de tous, c’est le fantôme de l’ennemi public numéro un des années 40, l’un des chefs du gang dit des Tractions Avant, Pierre Loutrel surnommé « Pierrot le fou » pour sa grande violence (vols à main armée, meurtres…) Et Ferdinand a beau répéter à longueur de film : « Je ne m’appelle pas Pierrot », il traîne avec lui une bien triste figure. Godard s’en amuse et se frotte les mains de cette formidable publicité fut-elle mensongère.  

La commission de censure attribue au film une interdiction aux moins de 18 ans. Pierrot le fou est considéré comme « un hymne à la violence, à la sensualité, au meurtre, sans aucune contrepartie morale ». « Dans ce récit tout est écœurant et vulgaire », écrit un lecteur de ladite commission. Certains, à travers la fuite de ce couple vers un ailleurs libéré des contraintes d’une société morne et oppressante, y voient une critique directe de la France gaullienne. Il faudra attendre dix ans pour que Pierrot le fou élargisse son champ d’action et s’ouvre à un plus jeune public. En attendant, le dixième long métrage de Jean-Luc Godard totalise en fin de première exploitation 1?310?579 entrées. 

 

Dans l’interview des Cahiers du Cinéma qui accompagne la sortie du film en novembre 1965, les journalistes concèdent que l’on « voit beaucoup de sang dans Pierrot le fou. » « Pas du sang, du rouge », répond avec intelligence et panache Jean-Luc Godard. Il redéfinit par là la nature même du cinéma, celle d’une illusion en bande organisée.

PIERROT LE FOU

Réalisation Jean-Luc Godard
Scénario Jean-Luc Godard et Rémo Forlani
Musique Antoine Duhamel et Cyrus Bassiak
Directeur de photographie : Raoul Coutard
Sortie le 5 novembre 1965

Soutien du CNC : Avance sur recettes