Comment adapte-t-on un livre en documentaire ?

Comment adapte-t-on un livre en documentaire ?

06 novembre 2019
Séries et TV
"Global Gay" de Rémi Lainé : Mariela Castro (chapeau), nièce de Fidel, à la tête d’un défilé LGBT dans les rues de La Havane Rémi Lainé

Journaliste et réalisateur, Rémi Lainé a signé plusieurs documentaires adaptés de livres. Il décrypte pour le CNC les enjeux de ce travail souvent collaboratif avec l’auteur du livre ainsi que les frustrations, et plus rarement les joies, qu’il a pu, dans son cas, engendrer.


Une partie des documentaires que vous avez écrits et réalisés sont adaptés de livres. Pourquoi ce choix ?

La raison principale est très pragmatique : c’est parce que les chaînes de télévision, qui vont commander, diffuser et en partie financer les projets, sont rassurées si tu leur dis que tu vas faire un documentaire adapté d’un ouvrage. Comme il y a toujours une primauté de l’écrit sur l’image, les diffuseurs considèrent qu’il y a déjà un travail qui a été effectué et donc que la base est posée. Quand, en plus, l’auteur est un peu connu, tu mets encore davantage de chances de ton côté, et ton dossier a plus de chances d’être accepté.

Rémi Lainé
Pour l’écriture de ces documentaires, collaborez-vous avec les auteurs des livres que vous adaptez ?

Souvent, l’éditeur du livre, avec qui doivent être négociés les droits d’adaptation, va d’une certaine manière jouer le rôle d’agent de l’auteur, et imposer celui-ci comme coauteur du film. Personnellement, à quelques exceptions près, je préférerais racheter simplement les droits de l’ouvrage, et qu’on s’en tienne là. Car là, au moment où tu démarres le film, tu te retrouves déjà dépossédé, de fait, de 30% des droits qui vont à l’éditeur, et donc d’une partie des droits que va réclamer l’auteur. Or ce sont des films qui me demandent un travail énorme, car je vais en réalité tout reprendre à zéro, sur le fond, en dehors de l’idée originale ; mais l’idée en documentaire n’est pas quantifiable. Donc il faut refaire tout le travail, mais en étant dépossédé de la moitié des droits, ce qui est un vrai problème.

L’auteur peut cependant être spécialiste de son sujet et la collaboration être bénéfique…

Oui, cela a par exemple été le cas pour moi sur le film Palestro, histoires d’une embuscade. C’était au moment du cinquantième anniversaire des accords d’Evian, en 2012. Arte voulait un film singulier sur la Guerre d’Algérie. Venait de sortir un livre d’une amie historienne, Raphaëlle Branche, L’Embuscade de Palestro. Il y avait dans son livre un point de vue très clairement développé sur l’approche de l’événement, et le ferment d’un scénario. Nous avons développé un film ensemble. Ça s’est très bien passé ! Elle était historienne, amenait le savoir, l’enquête, les personnages, tout sur un plateau. Moi, d’une certaine manière, je me suis mis à son service, et ça a été une expérience formidable. Il était parfaitement légitime qu’elle prenne une partie des droits car c’était son intelligence, son raisonnement et sa pensée que je mettais en scène, en interrogeant des témoins qu’elle m’aidait à trouver. C’est à la fois une adaptation et une collaboration. C’est une vraie réussite d’adaptation d’un ouvrage en documentaire. Mais c’est rarissime.

Vos autres expériences d’adaptations ont été plus houleuses ?

Malheureusement, oui !

Pour quelles raisons ?

Je vais prendre un exemple, celui de mon documentaire Global Gay, qui est adapté d’un ouvrage de Frédéric Martel. Le livre dresse un état des lieux des droits des homosexuels autour du monde, c’est une sorte de carnet de route assez formidable. Frédéric m’a été imposé comme coauteur du documentaire par son éditeur. Il avait, pour son livre, exploré une cinquantaine de pays. En film, ce n’est pas possible ! C’était un premier écueil. Il a donc fallu reconstruire un point de vue, chercher un arc narratif, puiser dans le travail de Frédéric, mais ce n’était pas évident. On s’est dit qu’on allait progresser de l’ombre vers la lumière, donc des pays les plus répressifs aux pays les moins répressifs. Je voulais absolument que les gens témoignent à visages découverts – autre, bien entendu, gros changement par rapport à un ouvrage – pour que les spectateurs puissent s’identifier davantage. Il n’était donc pas possible d’adapter purement et simplement, il a fallu trouver de nouveaux témoins, tout recréer, cela m’a demandé un travail énorme. Une fois que je suis parti sur le terrain, c’est devenu très difficile. Car ce sont des questions qui évoluent très vite… Il y a notamment eu un gros problème par rapport à Cuba. Quand Frédéric y était allé, les homosexuels étaient très réprimés. Moi, quand j’y suis allé, c’était la Gay Pride ! Il y avait un quartier de La Havane qui était l’équivalent du Marais… On ne voyait pas le même monde. Il y a eu une opposition très vive avec Frédéric sur ce point, il ne voulait pas démordre de ce qu’il avait vu là-bas quelques années plus tôt. Il y a eu de nombreuses frictions, jusqu’au montage, même s’il a finalement été content du résultat.

La situation est encore différente pour votre documentaire La Rançon. Celui-ci se base sur le livre Enquête sur le business des otages de Dorothée Moisan, mais seulement sur un chapitre de celui-ci. Il s’agit pourtant d’une adaptation ?

Le terme le plus approprié aurait été « Inspiré du travail de Dorothée Moisan ». Point barre. Dorothée m’avait fait lire le manuscrit de son livre, une enquête sur l’évolution du kidnapping au cours des 50 dernières années. J’ai été fasciné par un chapitre en particulier et j’ai souhaité faire un film sur le sujet de ce chapitre. Il aurait été beaucoup plus simple qu’elle ne soit pas coauteur du film. Nous ne nous sommes entendus ni sur la méthode ni sur le contenu et même si elle considère le film comme un bon film, on ne peut pas dire qu’elle y ait participé activement. En dehors de l’idée initiale, j’ai tout repris, dû convaincre, parfois en rusant, des personnes de témoigner alors qu’il s’agit d’un sujet secret et sensible. Et j’ai trouvé et développé un propos qui n’était pas dans son livre. Mais elle reste cependant coauteur du documentaire, avec l’impact financier que cela implique.

Quand vous adaptez ces ouvrages, quelle marge de liberté est-ce que vous vous accordez ? Ressentez-vous malgré tout une sorte de devoir de fidélité au livre, à son propos, à sa construction ?
 

Je me sens totalement libre. Parce que pour adapter une réalité, il faut élaborer un point de vue, qui n’est pas forcément le même que celui de l’auteur du livre. En ce sens, sur ces projets, j’arrive à trouver ma place en tant qu’auteur.

Si ce que je découvre sur le terrain ne colle pas avec ce que dit le livre initial, je vais dans mon sens et dans le sens du film que je veux faire. Ce qui peut bien sûr créer des crispations avec l’auteur, qui est devenu coauteur du film. Mais tant pis !

Comment améliorer la situation des auteurs de documentaires qui se lancent dans l’adaptation d’un livre ?
 

En tout état de cause, les accords entre la Scam et les éditeurs qui régissent aujourd’hui les contrats d’adaptation de livre en documentaire doivent être réexaminés car ils lèsent les auteurs des films. Il est impensable que dans le cadre de l’adaptation d’un livre, l’auteur-réalisateur du film soit d’entrée de jeu et de manière complètement arbitraire dépossédé d’une partie de ses droits. Quant à la présence de l’auteur du livre comme co-auteur du film, elle ne doit en aucun cas être systématique : à l’arrivée, ce sont deux œuvres singulières par nature et souvent très différentes. Il arrive même qu’elles ne racontent pas la même chose…