Black Tea marque votre retour au long métrage, dix ans après le succès de Timbuktu… Comment l’avez-vous abordé ?
Abderrahmane Sissako : Ce temps peut paraître long mais j’ai été accaparé par d’autres activités comme la mise en scène d’un opéra [le spectacle musical Le Vol du Boli sur une musique de Damon Albarn, en 2020], la réalisation de deux courts métrages… J’ai aussi élevé mon enfant qui a aujourd’hui 9 ans. La pandémie nous a aussi obligés à mettre certains projets entre parenthèses…. Black Tea a été développé dans des conditions particulières. Son histoire se déroule quasi-intégralement en Chine, or nous avons été longtemps suspendus au feu vert des institutions chinoises pour pouvoir y tourner. Allaient-elles nous autoriser à tourner sur place ? Cette attente a duré neuf mois, au bout desquels tout s’est arrêté, et ce malgré le soutien de notre coproducteur chinois.
Pourquoi ?
Les instances qui valident les autorisations de tournage estimaient que cette histoire d’amour entre une Ivoirienne installée à Guangzhou et un Chinois ne cadrait pas avec les valeurs qu’elles cherchent à véhiculer. Le pouvoir du cinéma peut faire peur. C’est dommage. Black Tea n’a, en effet, rien de critique vis-à-vis de la Chine. J’assume la part romanesque, proche du conte, de cette histoire d’amour. Une histoire censée s’inscrire dans un lieu très précis, le quartier baptisé Little Africa à Guangzhou – surnommé également « Chocolate City » – où se trouve une forte diaspora africaine.
Vous avez finalement tourné le film à Taïwan… Comment le tournage s’est-il déroulé ?
Lorsque nous avons appris qu’un tournage en Chine ne serait pas possible, mes partenaires m’ont soutenu. L’aventure ne pouvait s’arrêter là. Il a donc fallu changer de lieu et avec lui transformer, non pas l’histoire du film, mais l’univers dans lequel il prenait place. Black Tea se veut une vision de ce qui se passe actuellement en Afrique, et plus globalement de la dynamique du monde, faite de rencontres, de mouvements permanents. Au départ de Black Tea, il y a une jeune femme qui dit « non » le jour de son mariage, persuadée qu’elle et son mari ne seront pas heureux ensemble. Une décision lourde de conséquences. Le temps d’une ellipse, nous retrouvons Aya, c’est son nom, en Chine, parlant couramment le mandarin. Elle travaille dans une boutique de thé où elle rencontre Cai. Au-delà de l’ancrage culturel précis, c’est l’universalité de cette histoire qui m’intéressait. Quand on ne peut pas tourner quelque part, on va ailleurs. C’est aussi simple que ça. Lorsqu’une fenêtre s’est ouverte pour tourner à Taïwan, j’ai été ravi. Le cinéma nous oblige à nous adapter, à penser autrement, à ne pas raisonner en termes de frontières strictes. L’idée n’était pas de reconstituer Chocolate City à Taïwan, cela aurait été impossible, mais, au contraire, de créer un lieu qui allait devenir celui de cette histoire. Je rappelle que Timbuktu n’a pas été tourné à Tombouctou mais à Oualata, en Mauritanie, où les rues sont très différentes. C’est le propos qui compte…
Le début du film se déroule en Côte d’Ivoire. Pourquoi dans ce pays précisément ?
Là aussi, il a fallu changer de localisation. Je voulais initialement le tourner au Ghana, mais la façon de célébrer les mariages sur place ne collait pas avec ce que je voulais montrer. Nous avons donc tourné à Abidjan.
À quand remonte cette envie de filmer cette histoire sino-africaine ?
Je porte ce sujet depuis le début des années 2000 et le tournage de mon film En attendant le bonheur, dans lequel nous voyions déjà apparaître un couple sino-africain. Il a fallu du temps pour que cette histoire se concrétise dans mon esprit. Après le succès de Timbuktu (2013), j’ai entrevu la possibilité de le tourner, mais le temps du cinéma est un temps spécial, comme je l’évoquais au début de cet entretien.
En quoi la délocalisation de votre cinéma a-t-elle entraîné des bouleversements dans votre manière de travailler ?
J’ai la chance d’être soutenu par les institutions françaises qui m’ont accompagné dans cette démarche. Personne n’a été effrayé mais, au contraire, a vu la possibilité d’une aventure à la fois humaine, culturelle et artistique réjouissante. Tout est parti du soutien d’ARTE qui a donné l’impulsion. Les producteurs David Gauquié de Cinéfrance Studios et Denis Freyd d’Archipel 35, avec qui j’avais déjà collaboré sur Bamako, n’ont pas eu peur de cet ailleurs. Tout comme mes coproducteurs du Luxembourg et bien sûr Vincent Wang de House on Fire, dont le travail entre la France et Taïwan a grandement facilité cette délocalisation.
Parlez-nous de votre collaboration avec le chef opérateur français Aymerick Pilarski ?
Cette rencontre traduit la dynamique de cette coproduction avec Vincent Wang qui a l’habitude des tournages en Asie. Je cherchais un opérateur familier de cette culture que je connaissais très mal. Vincent m’a présenté Aymerick qui vit justement à Taïwan. C’est un grand cinéphile. Nous avons échangé longuement pour créer une vision commune. C’est durant la préparation que l’idée de tourner majoritairement de nuit a germé. Les ambiances nocturnes renforçaient le caractère intimiste de cette histoire. La nuit est ainsi devenue un partenaire, une collaboratrice à part entière. Les lumières qui scintillent, c’est très asiatique. Nous avons pu jouer avec les reflets… Artistiquement, c’était très stimulant.
Black Tea débute par une scène de mariage où une jeune femme ose dire « non ». Quelle est la portée politique de votre film ?
Des femmes qui disent « non » le jour de leur mariage, il en existe en Afrique mais aussi en Europe et ailleurs. Ce qui importait, c’est ce « non » aujourd’hui, comme une façon de refuser la société dans laquelle nous vivons. Le cinéma a souvent besoin de partir d’une situation radicale pour déployer une histoire. En l’occurrence ici, celle d’une jeune femme libre qui décide de partir loin de chez elle. En cela mon actrice principale, Nina Melo, a effectué un travail impressionnant pour apprendre à parler le chinois. Il lui a fallu six mois pour connaître son texte. Pour bon nombre d’Africains, l’Europe a longtemps symbolisé la promesse d’un autre monde possible. Les choses se déplacent et c’est tant mieux. La mondialisation permet aux êtres qui le peuvent de circuler, de construire des ponts entre les cultures. Nous sommes à un moment de l’histoire où le continent africain, fort de sa démographie et de ses richesses économiques, pèse de plus en plus sur la scène internationale. C’est le cas aussi de la Chine. Avec Black Tea, je veux simplement rendre compte des relations qui existent entre ces deux cultures.
Black Tea
Réalisation : Abderrahmane Sissako
Scénario : Abderrahmane Sissako et Kessen Tall
Avec : Nina Melo, Han Chang, Wu Ke-Xi…
Photographie : Aymerick Pilarski
Productions déléguées : Cinéfrance Studios, Archipel 35
Coproductions : Gaumont, House on Fire, Arte France Cinéma
Productions étrangères : Dune Vision, Red Lion, Wassakara Productions, House on Fire International
Ventes internationales : Gaumont
Distribution France : Gaumont
Sortie en salles : le 28 février 2024
Soutien du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation