La Fille d’un grand amour est votre premier long métrage de réalisatrice. La part autobiographique y est très grande. En quoi le récit amoureux de vos parents était-il une évidence pour vous ?
Agnès de Sacy : Si je n’avais pas sondé cette musique et ces mots qui me sont très personnels, je n’aurais pas eu la force et la nécessité de réaliser le film. Ce passage à la réalisation d’un long métrage n’est pas le fruit d’une frustration car l’écriture m’a toujours comblée. Cette histoire très personnelle autour de mes parents forme une grande boucle avec un documentaire que j’ai réalisé il y a plus de trente ans, sur le thème de la rencontre entre ma mère et mon père, rencontre placée sous le signe du coup de foudre. J’avais conscience des pièges inhérents à l’intimité du sujet, mais j’ai ressenti une forme de nécessité à aller au bout du geste, à me confronter aux écritures successives de la fabrication d’un film : la mise en scène, le montage…
Aviez-vous déjà des envies de mise en scène à l’époque de la réalisation de ce documentaire ?
Ce n’était pas clair. À la Fémis, j’étudiais dans le département réalisation. Et j’ai réalisé par la suite un court métrage et des documentaires. Pour autant, l’écriture a peu à peu pris le pas sur le reste. Tout a débuté avec les scénarios des premiers longs métrages de mes camarades de promotion : Hélène Angel, Orso Miret… J’éprouvais un plaisir immense. J’aimais la place que j’occupais, la façon dont je pouvais aider les films à se construire, les personnages à apparaître. Il y a eu ensuite des rencontres décisives, notamment avec Valeria Bruni-Tedeschi et Pascal Bonitzer. Après le décès de ma mère, le producteur Philippe Godeau pour qui j’avais écrit de nombreux scénarios (dont ceux des trois films qu’il a réalisés) m’a dit : « Il faut que tu t’empares de l’histoire de tes parents. Fais-en quelque chose… »
Avant d’entrer dans les détails du film, que pouvez-vous nous dire de ce documentaire qui constitue l’axe originel de La Fille d’un grand amour ?
En 1992, j’étais en dernière année à la Fémis. La chaîne ARTE est alors venue chercher des étudiants de plusieurs écoles de cinéma européennes pour leur proposer de faire un film documentaire sur le thème « filmer vos parents ». Comme Cécile, la jeune héroïne de La Fille d’un grand amour, j’ai filmé mes parents qui évoquaient, séparément, leur rencontre. Je cherchais à mener l’enquête sur ce que pouvait être un coup de foudre. Il en a résulté un court métrage de quinze minutes, diffusé sur ARTE, couplé notamment avec un film de Noémie Lvovsky. Ce programme s’ouvrait avec un film extraordinaire de Martin Scorsese sur sa mère. Ce documentaire a permis à mes parents, alors séparés, de se revoir. Trois ans plus tard, ils se sont remariés. À l’époque déjà, des producteurs se sont tournés vers moi, très intrigués par le côté romanesque de cette histoire. Ils voulaient que j’en fasse quelque chose, éventuellement un film de fiction, mais cela me semblait trop proche de moi. Je ne me sentais pas capable de m’en emparer. Surtout, je ne voyais pas bien comment aborder les choses.
Quel a été le déclic trente ans plus tard ?
Les longues discussions avec mon père. Il s’est confié à moi et m’a ouvert une deuxième ligne de récit autour de sa part secrète, celle de son désir pour les hommes et surtout de la façon dont son homosexualité a été « soignée » comme une maladie par son médecin de famille alors qu’il était adolescent. Il a évoqué les thérapies de conversion, les injections hebdomadaires qu’il avait subies... Il était toujours resté très discret et soudain, il me parlait intimement de la honte avec laquelle il avait grandi, de ses rendez-vous avec le médecin de famille à qui il avait tenté de se confier et qui avait répondu : « Vous êtes jeune, ça va passer, on va vous soigner… » J’étais bouleversée par son récit, dont je ressentais fortement la violence et la solitude. Cela m’intriguait aussi. Il y avait une ambivalence, une énigme chez cet homme. Tout était plus complexe. Alors j’ai commencé à écrire…
Le choix dans l’incarnation de vos parents a-t-il été évident ?
Durant l’écriture, il y a eu naturellement un processus de dé-narcissisation. Le romanesque éloigne les personnages de leur modèle respectif. Ana et Yves ont ainsi gagné en autonomie, avaient leur vie propre. Ils n’étaient plus ma mère et mon père. Les dialogues, les situations que j’invente permettent cette mue. La fiction a recouvert le réel. Au moment où j’écrivais, j’ai découvert L’Innocent de Louis Garrel et notamment la façon dont Anouk Grinberg incarne la mère de Louis Garrel à l’écran. La distance physique qu’il s’est autorisée est très grande. Ça m’a libérée. Oui, je pouvais retrouver la vérité d’une personne sans pour autant chercher le mimétisme. Pour le rôle d’Yves, le père donc, je cherchais un acteur capable d’autodérision, doté d’une grande mélancolie. Il y avait ce détail qu’évoque Ana dans le documentaire autour de leur rencontre, elle parle de ce jeune homme avec un imperméable trop court. Ce détail permet d’imaginer un personnage. Le nom de François Damiens s’est dès lors vite imposé pour cette capacité qu’il a d’être à la fois burlesque et grave. Il a un côté funambule, très Buster Keaton. Il peut tomber mais il se rattrape toujours. François ne fabrique pas, il cherche une vérité, se met en danger. Le hasard voulait qu’au moment de la lecture du scénario il venait de voir un documentaire sur Jacques Tati. D’un coup, l’imperméable trop court prenait tout son sens. C’était Hulot.
Et pour Ana ?
Je connais Isabelle Carré depuis de nombreuses années. J’étais assistante à la mise en scène sur Beau Fixe de Christian Vincent (1992) dans lequel elle incarnait son premier vrai grand rôle à l’écran. Elle avait d’ailleurs vu à l’époque le documentaire que j’avais tourné sur mes parents. Elle a ensuite joué dans des films dont j’avais écrit le scénario. Isabelle a été une évidence dès le départ. Je voulais l’emmener vers une figure plus méditerranéenne, un personnage de femme mystérieuse…
Comment définiriez-vous ce couple ?
Ce sont des amoureux de l’amour, qui croient que l’amour est absolument essentiel à leur existence, à leur sentiment d’incomplétude. Ils cherchent à donner du sens à leurs vies cabossées. Yves écrit à Ana : « Je voudrais que ma vie cesse d’être une pierre lancée par un aveugle. » Ils ont une sorte de foi. Celle d’Ana est impure, bricolée, faite de superstition. Mais cette nouvelle déflagration n’aurait probablement pas eu lieu sans la présence de la caméra, celle que leur fille braque sur eux, et qui réenchante les sentiments. Tout est une question de regard. Je précise que les mots utilisés par Isabelle Carré et François Damiens dans le « faux » documentaire au début du film sont ceux utilisés par mes parents dans le film que j’avais réalisé pour ARTE. Il était important ici de respecter la littéralité du texte. Je dirais également qu’il s’agit d’un couple qui essaye de s’inventer, de bricoler un espace de liberté et d’amour dissocié de la question du désir. Ils ont du mal, mais ils essayent. Ana connaît Yves, elle n’est pas là pour l’aider à s’apaiser, elle ne s’oublie pas, elle se choisit. Et le film est cet amour étrange et beau des deux réunis, tels qu’ils sont.
En quoi le personnage de Cécile, la fille, devait lui aussi s’éloigner de votre personnalité ?
Je précise que Claire Duburcq qui l’incarne ne me ressemble pas physiquement. Sa présence apporte une intensité, une magie et un questionnement que je ne pouvais pas soupçonner. Claire m’a séduite aux essais, notamment grâce à sa sensibilité à fleur de peau. Elle est en même temps tenace. Il fallait croire à l’étudiante en cinéma guidée par une volonté farouche. Bien que le film s’appelle La Fille d’un grand amour et qu’il s’ouvre sur son point de vue, je n’ai pas choisi de me focaliser sur l’itinéraire de cette jeune femme de 25 ans. Je bascule assez rapidement du côté des parents. Pour autant, elle reste au cœur de l’édifice comme le lui dit son père dans la séquence du restaurant. Il la compare aux blocs de béton d’un pont suspendu qui soutiennent tout l’édifice. Quelle responsabilité !
Vous évoquiez les pièges à éviter en vous engouffrant dans une histoire aussi intime. Quels étaient-ils ?
La Fille d’un grand amour est une autobiographie imaginaire de mes parents, ce qui strictement ne veut rien dire, mais fabrique un décalage qui m’intéresse. Un passage étroit entre fiction et vérité. D’abord, j’ai tenu à rester au plus près des choses qui me procuraient de l’émotion. Je réalise un premier long métrage à 59 ans, après trente ans d’expériences dans l’écriture scénaristique, quel sens donner à tout cela sinon d’essayer de ne pas tricher ? J’ai modestement compris le plaisir que John Cassavetes, au-delà des contraintes d’argent, a pris en faisant tourner sa famille. À la fin du film, c’est mon père que je filme. J’ai également tourné dans sa maison. C’était très ambivalent comme processus car plus je faisais entrer de la fiction dans des choses qui m’étaient très personnelles, plus le plaisir était grand. La difficulté était de rester sur cette ligne de crète entre la sincérité qui rendait ce film à mes yeux nécessaire et le romanesque qui permettait de le sortir de ma petite histoire familiale pour en tirer un récit plus ample.
Comment avez-vous vécu le tournage ?
Mon expérience de scénariste a facilité mon travail avec les acteurs. J’ai toujours cherché une écriture incarnée. J’écris avant tout des personnages, ce sont eux qui mènent le récit, c’est ce qui m’intéresse. Il y avait donc ici quelque chose de naturel. La mise en scène est devenue un prolongement de ces trente années d’écriture. Mais réaliser c’est également se battre contre une logique de groupe, des contraintes de temps, d’argent. Une logique qui a tendance à empêcher la surprise, la liberté, l’imprévu… Un plan de travail fige un peu les choses si on n’y prend pas garde. Je l’ai compris au cours du tournage. Après avoir mis en place cette grosse machine, il faut réussir à faire entrer la vie. C’est une bataille.
La Fille d’un grand amour
Réalisé par Agnès de Sacy
Écrit par Agnès de Sacy avec Michel Spinosa
Produit par Philippe Godeau (Pan Cinéma)
Distribution : Pan Distribution
Ventes internationales : Playtime
Sortie le 8 janvier