Au vu de son sujet et du fait qu’il s’agisse d’un film largement autobiographique, « Les Chatouilles » aurait pu être un drame sombre et étouffant. Vous avez au contraire réalisé un long métrage certes grave, mais aussi très énergique et drôle. C’était important pour vous ?
Exactement. A l’origine, « Les Chatouilles » est un spectacle de danse et avait cette faculté-là : être dynamique, et faire à la fois rire et pleurer. Il a été si bien accueilli justement parce qu’il est très vivant. Quand on se lance dans une adaptation, on a à cœur de ne pas décevoir les gens qui ont aimé « l’original ». Il fallait donc parvenir à retranscrire cette vie dans le film, ce qui n’est pas simple car le cinéma est un outil très différent, avec une « frontalité » très marquée, dans lequel on « impose » l’image au spectateur.
C’est-à-dire ?
Dans le spectacle, je jouais tous les rôles et passais ainsi de la victime enfant à l’agresseur. Les spectateurs voyaient donc une femme d’une trentaine d’années interprétant tous les personnages, ce qui crée une certaine distance. Dans le film, on a au contraire une vraie petite fille… Il était donc beaucoup plus compliqué de conserver l’humour. Nous avions, en fait, tous les ingrédients pour faire un mauvais film : de la comédie dans la tragédie, beaucoup de danse, une adaptation théâtrale, la question des violences sexuelles, la présence de la psy…
Comment, dans ces circonstances, éviter de faire un mauvais film, brouillon et déséquilibré ?
Nous nous sommes toujours posé la question de l’angle, dans chaque scène. Il n’y avait pas de séquences de transition ; chacune devait avoir son importance, son identité. Il fallait trouver le bon dosage, comme un chimiste, pour que le spectateur soit toujours sur le fil : qu’il ait envie de rire mais n’oublie jamais non plus qu’on est sur un sujet très dur. Il ne fallait pas que les côtés légers ou humoristiques minimisent l’aspect traumatique du sujet, fassent croire que ce n’est rien, qu’on rigole et qu’on se remet facilement de ces violences.
« Les Chatouilles » ne s’inscrit pas dans une démarche purement réaliste mais intègre, dans ses allers-retours entre différentes époques de la vie de son personnage principal, des touches oniriques, des pas de côté étonnants...
Oui, nous voulions surprendre le public. Qu’il se dise : « Attends, j’ai rêvé ou il vient vraiment de se passer ça ? ». Cela passe par des éléments oniriques, par la façon de filmer, dont on assume parfois quelques maladresses… Par exemple, on est dans un passage très réaliste et tout à coup, bam !, la petite fille s’envole ou bien des danseurs de krump déboulent et font des mouvements de danse en suivant le rythme de ce que dit le personnage [elle mime les mouvements avec une gestuelle explosive en répétant la réplique avec un débit haché]… C’est aussi un hommage à l’enfance, au rêve. Nous nous sommes dit que c’était notre premier film, que ce serait peut-être le seul, et que nous ne voulions pas nous imposer de barrières. « Nous n’avons pas suivi de formation, mais faisons confiance à notre instinct, avec notre humanité à nous. Ne soyons pas sages ! ». Nous avons donc fait un film qui nous ressemble, même si cela a parfois fait hurler notre chef opérateur (rires), et un film tel que nous le voulions : viscéral, dans lequel il y a toujours un rapport étrange à ce qu’il se passe, mais qui en même temps soit digeste. Il ne s’agissait pas de faire du style pour faire du style.
Aviez-vous des références en tête ? Des films qui, par le mélange des genres qu’ils peuvent proposer, ont été pour vous des sources d’inspiration ou des modèles ?
Nous avons beaucoup regardé Punishment Park, de Peter Watkins, pour ses aspects techniques notamment : les longues focales, la caméra portée… Nous aimons aussi passionnément le réalisme d’un Ken Loach, très inspirant parce qu’il arrive à insuffler la juste dose d’humour dans la tragédie. Michel Gondry est également une référence car il s’autorise des moments de poésie extrême. Eternal Sunshine of the Spotless Mind, par exemple, entraîne le spectateur dans des strates de mémoire folles… Il ose !
La danse est un élément central dans « Les Chatouilles » : c’est la passion puis le métier du personnage principal, et cet art est très présent à l’écran. Mais dans quelle mesure des univers comme la musique, la danse ou même le clip ont irrigué votre travail de réalisation ?
Fortement. J’ai une vraie culture hip-hop. Le hip-hop m’a beaucoup inspirée dans ma vie de danseuse. L’énergie de la danse, du clip…. Cet aspect hip-hop, viscéral, « tripal » est important et présent dans le film. Moi, je suis une danseuse de sol, de vibration, et c’est aussi ce qu’on voulait apporter. Nous avons d’ailleurs pensé certaines séquences et les déplacements des acteurs comme des chorégraphies. La danse, c’est ma première école, mon premier amour, donc chaque travail que je vais faire sera influencé par cela !
Il s’agit de votre première réalisation. Qu’avez-vous appris sur ce tournage ?
A mettre notre ego et notre « petit plaisir personnel » de côté. Ce qui est magique quand tu es réalisateur, c’est que tu crois être le chef du film alors qu’en réalité c’est le film qui est ton chef. Elle était bien cette séquence, tu as bien joué, la lumière était belle et il y avait un beau mouvement de caméra ? Oui mais il va falloir la jeter, car elle ne sert plus le projet… Ça a été plein de choses comme ça. Le film s’impose à toi donc il faut aussi avoir l’humilité de le laisser faire.
Vous avez co-réalisé « Les Chatouilles » avec Eric Métayer. Comment a fonctionné votre duo sur le tournage alors que vous n’aviez ni l’un ni l’autre de réelle expérience ?
Nous avons énormément travaillé en amont. A chaque fois que l’on validait un lieu lors des repérages, on revenait ensuite sur ce lieu pour commencer à définir nos séquences, voir à quel endroit on placerait la caméra, voir si l’on aurait assez de profondeur, quelles focales nous pourrions utiliser… Nous avons aussi défini différentes façons de filmer. Par exemple, les séquences dans le bureau de la psy, qui représentent le présent, sont en plans fixes. On savait par ailleurs que ce qui relèverait du souvenir serait en caméra portée, parfois volontairement bordélique et maladroit, et que la danse en revanche serait en steadycam pour donner cette douceur et cette ampleur dans les mouvements… On avait défini tout cela très en amont, fait nos petits dessins des lieux, réfléchi ensemble aux mouvements de caméra. Il y a des choses auxquelles on tenait beaucoup, sur lesquelles on était assez pointilleux, et cela a permis d’instaurer un climat de confiance sur le plateau, car les équipes ont vu que même si nous avions peu d’expérience, nous savions ce que nous voulions. Pendant le tournage, s’il y avait un désaccord entre Eric et moi, ou une nouvelle idée, on s’isolait toujours pour en discuter tous les deux et être d’accord en arrivant sur le plateau. Quant à la direction d’acteurs, nous nous sommes davantage réparti les rôles : Eric par exemple s’occupait davantage de Karin Viard, et moi de Pierre Deladonchamps.
Comment s’est passé le travail avec Cyrille Mairesse, la petite fille qui incarne le personnage principal enfant ? C’est un rôle très dur…
Nous parlions toujours à Cyrille du « personnage d’Odette ». On lui disait : « Le personnage d’Odette doit enlever sa culotte »… On tenait à ce qu’elle soit protégée. Donc nous lui indiquions : « Tu fais simplement le mouvement et on coupe le plan »… Nous avons construit les scènes les plus lourdes en champs/contre-champs. Même si elle n’était pas dupe et savait qu’elle jouait des scènes de violence sexuelle. Par exemple, durant la scène qui se déroule dans la voiture, Cyrille n’était pas en compagnie de Pierre Deladonchamps : elle faisait le mouvement puis stop, l’évocation était suffisante. Je la rassurais toujours sur cela : je lui disais que la séquence serait dure dans le film, mais pas difficile à tourner. Le public n’a pas besoin de voir des choses horribles pour savoir que c’est horrible.
Les Chatouilles sort en salles le 14 novembre.
Le film a bénéficié de l’aide à la création de musiques originales du CNC.