Quand est née l’idée de Mon inséparable ?
Anne-Sophie Bailly : La première étincelle remonte à mon adolescence. Je viens d’une famille de soignants, ma mère est infirmière. Adolescente, il m’arrivait, l’été, d’effectuer des petits boulots dans les endroits où elle travaillait. Un jour, je l’ai accompagnée alors qu’elle encadrait un groupe de personnes âgées dans un voyage. Je poussais les fauteuils, écrivais les cartes postales… Et dans ce groupe-là, il y avait deux femmes : une mère octogénaire et sa fille Yolande, la soixantaine, qui avaient toujours vécu ensemble car Yolande avait ce qu’on appelle « un petit retard ». Quand la question d’une assistance pour la maman s’était posée, la seule solution avait été de placer les deux femmes en maison de retraite. J’ai développé un lien fort avec Yolande qui avait une personnalité hyper attachante. En observant cette relation, j’y retrouvais toutes les composantes de ce qu’est l’amour filial – une fusion, un amour fou, du ressentiment, une forme de violence aussi – mais amplifié par le handicap. Ça m’avait fascinée au point que le souvenir de ces deux femmes est resté gravé dans ma mémoire.
Quand avez-vous commencé l’écriture du scénario ?
C’est une fois à la Fémis que j’ai commencé à développer l’histoire de deux personnages, dérivés de Yolande et sa mère, en un peu plus jeunes. Yolande avait un amoureux dans le petit village où se situait la maison de retraite. Ce qui avait suscité de nombreuses questions. Pouvait-elle voir cet amoureux ? Dans quel cadre ? Je me suis dit qu’avec un personnage plus jeune, une grossesse serait un véritable tremblement de terre. Mon inséparable est donc parti de cette idée. Pour nourrir l’écriture de ce scénario, j’ai passé du temps à l’ESAT (Établissement ou service d’aide par le travail) de Ménilmontant qui a eu la gentillesse de m’accueillir. À cette occasion, j’ai découvert que mon idée de scénariste était en fait une réalité sociale complètement cachée. Que ces amours-là, ces amoureux-là, ces familles-là, ces enfants-là existaient en nombre. En poussant la porte de cette institution, un monde s’est ouvert à moi.
Ce qui frappe dans l’écriture de vos personnages, c’est votre refus de vous placer en situation de juge, d’avocate ou de procureure. Cette neutralité était une volonté de départ ?
Mon obsession a toujours été d’échapper à la morale. À travers ce film, je me saisis d’enjeux éthiques, à commencer par la grande question qui le traverse : qui a droit sur qui, sur le corps de qui et sur la vie de qui ? Mais en embrassant ces interrogations, il était hors de question de passer par le prisme de la morale. Pour l’écriture de mes personnages secondaires, je me suis inspirée des réactions que j’ai pu observer. C’est un sujet sur lequel la société, tant bien que mal, est en train de changer. J’avais donc envie d’en rendre compte, tout en comprenant parfaitement la terreur qui saisit les parents d’Océane quand elle leur annonce qu’elle est enceinte de ce garçon en situation de handicap, comme elle. Idem pour la colère qui peut succéder à la peur, avec ce désir de protection que je trouve légitime jusqu’à ce qu’Océane prouve le contraire dans son assurance merveilleuse. Je comprends en tout cas tous mes personnages et j’avais besoin – y compris pour les plus secondaires – qu’ils évoluent au fil du récit.
Comment s’est dessinée la relation mère-fils lors de l’écriture ?
Ce qui m’intéressait, c’était d’avoir des personnages à la limite. Car le fait qu’on sente Joël à la limite d’une autonomie possible et Mona à la limite d’une pure implosion permet de poser des questions finement. J’observe depuis longtemps la relation soignant/soigné et aidant/aidé. Je sais qu’elle est complexe, qu’elle crée une codépendance. Quels que soient les besoins réels ou supposés de celui qui reçoit le soin et l’attention, je ne crois pas qu’il y ait de don pur de soi de la part de celui qui soigne. Ça n’empêche pas la beauté du soin, mais il existe aussi un syndrome du sauveur. Mona s’est réfugiée dedans en y trouvant une forme d’équilibre. Alors quand son fils lui jette son exigence de liberté à la figure, c’est d’une immense violence pour elle.
À quel moment Les Films Pelléas sont-ils entrés dans le projet ?
J’ai eu beaucoup de chance. J’avais commencé à rencontrer des producteurs, donc certaines personnes que je trouvais vraiment passionnantes. Et puis David Thion est allé voir à la Cinémathèque La Ventrière, mon court métrage de fin d’études, et l’a beaucoup aimé. Il a donc souhaité me rencontrer peu après et, pour être honnête, quand je lui ai « pitché » l’idée de Mon inséparable, je n’ai pas senti un intérêt immédiat. Mais il m’a rappelée deux jours plus tard et m’a assuré qu’il y avait une promesse de cinéma dans la première mouture du scénario que je lui avais confiée, dont le dernier tiers était encore un peu faiblard. Je comprends ses réticences : quand on parle de handicap, le sujet peut faire écran sur tout le reste. David a su lire au-delà.
Mon inséparable a été difficile à financer ?
En me comparant à ce que vivent mes amis, je ne peux pas dire que ça a été extrêmement compliqué mais les choses ne se sont pas déroulées de manière classique. Ainsi, notre distributeur Les Films du Losange, est arrivé très tôt sur le projet, bien avant d’en connaître le casting, suivi de l’avance sur recettes du CNC et de Canal+. Convaincre France Télévisions a été plus compliqué, mais on a finalement réussi à obtenir la confiance de Cécile Négrier (directrice de France 3 Cinéma) et je lui en suis très reconnaissante car elle a su comprendre mes intentions. Les montants n’étaient pas forcément toujours énormes mais les aides se sont enchaînées. Quand on obtient, par exemple, la région Hauts-de-France à l’unanimité, ça suscite l’enthousiasme. Le fait que Laure Calamy rejoigne le casting a fait augmenter les montants des chaînes de télévision.
Vous pensiez à elle pour incarner le rôle de Mona depuis longtemps ?
Non et ce d’autant moins que j’ai commencé par le personnage de Joël. Car je savais que j’allais avoir besoin d’une personnalité très particulière, pas simplement un acteur en situation de handicap mais un très grand interprète. Quand je me lance, je n’ai évidemment aucune idée du temps que va durer cette recherche. On a donc démarré très en amont avec ma directrice de casting Sandie Galan Perez et on a lancé deux pistes. Celle des acteurs professionnels en situation de handicap, représentés par quelques compagnies en France, comme le Théâtre du Cristal, et par des agences comme Singularist de Marie Mingalon, qui sont devenus célèbres avec Un p’tit truc en plus. Et celle du casting sauvage en ESAT. Au terme d’un premier travail de recherche, on s’est rendu compte que le personnage de Joël devait être un peu plus jeune que ce que j’imaginais, qu’il y avait quelque chose qui se cristallisait dans son envie de liberté qui était plus cohérent chez un homme de 27 ans que de 35 ans. Par ricochet, je me suis autorisée à penser à une actrice plus jeune pour le rôle de la mère car je savais que l’écart d’âge entre eux devait rester faible puisque l’un des griefs – amoral mais bien réel – que Mona a envers son fils est qu’il lui a bouffé sa jeunesse. Laure s’est alors imposée quasi immédiatement. On s’est rencontrées et elle m’a donné un temps de travail avec les deux jeunes hommes entre lesquels j’hésitais pour incarner Joël : Charles Peccia-Galletto que j’ai finalement choisi et Alexandre à qui j’ai donné un petit rôle. La rencontre avec Charles a été décisive. De manière très physique. Si joviale soit-elle, Laure n’est pas très tactile dans la vie. Or, à un moment, Charles l’a prise dans ses bras et Laure m’a avoué un peu plus tard que cette étreinte d’une pureté totale a agi comme une évidence. Il était Joël.
Vous avez été lauréat de l’appel à projets du CNC « Les uns et les autres », qui soutient l’emploi des personnes en situation de handicap dans le cinéma. En quoi vous a-t-elle été concrètement utile ?
Ça nous a offert les moyens d’avoir à nos côtés Margault Algudo-Brzostek qui a créé ce poste de coordination régie-handicap, où elle travaille au respect des besoins spécifiques des personnes en situation de handicap sur un plateau : Charles Peccia-Galletto et Julie Froger dans les premiers rôles, bien sûr, mais aussi les nombreuses personnes en situation de handicap – auxquelles je tenais – parmi les figurants.
Comment avez-vous travaillé avec vos comédiens ?
J’ai demandé quelques répétitions, même si je sais que Laure n’en est pas fan car elle protège cette « éruptivité » qui fait sa beauté, à raison. Mais elle a accepté de m’en accorder quelques-unes avec Charles car elle a compris à quel point c’était important pour moi. Et je pense qu’elles ont été très précieuses. J’en ai fait aussi d’autres avec Charles et Julie qui n’ont pas du tout le même rapport au corps. Parce que Julie n’avait jamais joué, mais aussi parce que ses particularités font que chez elle, le contact physique est compliqué. On a donc travaillé ensemble, accompagnés d’une coordinatrice d’intimité. Elle a vraiment facilité les choses, permis de créer une chorégraphie. Mon inséparable est un film de personnages et d’acteurs. Un film qui s’intéresse aux imperfections humaines, à l’ambivalence qu’on porte chacun en nous. J’ai été très exigeante avec mes comédiens, ils ont été très exigeants avec moi. Ce fut une relation très belle et passionnelle à cet endroit-là.
Mon inséparable
Production : Les Films Pelléas, Frakas Productions, France 3 Cinéma, Région Hauts-de-France
Distribution et ventes internationales : Les Films du Losange
Sortie le 25 décembre 2024
Soutiens sélectifs du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme)
Lauréat de l’appel à projets Les Uns et les Autres