Pierre Chican, vous avez conçu entre autres l’UGC Ciné Cité Les Halles, l’un des premiers multiplexes en France. Comment pense-t-on la construction d’une salle ?
Pierre Chican : Généralement, on ne dessine pas une salle unique, mais un ensemble de salles pour un site, conçues sur la base du programme du futur exploitant. Dans un même lieu, les salles peuvent être différentes en termes de capacité de spectateurs, car chacune répond à des contraintes économiques et d’exploitation. Un exploitant regarde avant tout le nombre d’écran que l’on peut lui proposer de manière à diffuser un maximum de contenus, mais aussi d’adapter ces contenus à la salle en fonction de leur popularité et de leur date de sortie. Les premiers films commencent ainsi dans les grandes salles et « rétrogradent » au fur et à mesure des semaines dans des salles aux jauges plus petites. Avant de me spécialiser dans l’architecture des cinémas, je travaillais pour le compte d’agences qui concevaient à la fois des cinémas et des théâtres. Deux architectures proches puisque la configuration de la salle de cinéma est directement inspirée de celle du théâtre. C’est d’ailleurs dans les salles de spectacle que les premiers films ont été projetés. Il suffisait à l’époque d’y placer un projecteur.
Comment le théâtre a-t-il influencé l’architecture des cinémas ? Et de quelle manière celle-ci s’en est-elle progressivement affranchie ?
Pierre Chican : Au départ, les salles de cinéma comptaient des rideaux. Ils ont été progressivement abandonnés, du fait de leur inutilité, et sûrement aussi pour s’écarter de cette connotation « théâtre » et faire du cinéma un art à part entière. La disposition des fauteuils en rangée, les uns derrière les autres, face à la scène, a, elle, été conservée. Après la guerre, à la fin des années 50, qui était l’époque des grandes salles cathédrales – notamment le Gaumont Palace avec ses 6 000 places –, on a cherché à augmenter le nombre de salles. Beaucoup de mono salles ont été divisées en trois ou quatre dans l’objectif de proposer davantage d’écrans. Les premiers multiplexes, comme celui des Halles, datent du début des années 90. Depuis, on note peu d’évolutions dans la conception des salles d’un point de vue strictement architectural. On a principalement cherché à travailler sur les proportions, à « gradiner » au maximum pour créer des échappées visuelles et à agrandir les écrans. Le projecteur est passé au numérique. Mais cela a peu d’impacts en termes d’architecture et d’angle de vision. Les normes restent plus ou moins les mêmes.
Quelles problématiques pose cette conception en termes d’expérience cinéma ?
Pierre Chican : Les salles sont conçues de telle façon que les premiers rangs sont trop proches de l’écran, notamment ce qu’on appelle les « zones de renversements de tête », ce qui cause de l’inconfort pour les spectateurs. Les derniers rangs, eux, sont bien trop loin de l’image. Le parterre de spectateurs proposé n’est pas idéal non plus. Il n’y a rien de plus pénible que de devoir passer devant une dizaine de personnes pour rejoindre sa place, et ce d’autant plus que les profondeurs des gradins sont rarement très importantes. Ce dernier point est tout de même en train d’évoluer. La logique de l’exploitation n’est plus de positionner le maximum de fauteuils dans une salle, mais bien de procurer plus de confort et d’immersion au spectateur. Les cinémas Pathé, par exemple, travaillent à réduire les jauges par deux. Ils parient sur le confort en optant pour des fauteuils avec des pas de 2m au lieu d’1m10 ou 1m15 entre chaque rangée, de manière à offrir aux spectateurs davantage de place pour les jambes.
Comment expliquez-vous que l’architecture des salles ait peu évolué ?
Nicolas Chican : La principale problématique reste le placement du projecteur. Il doit être installé en face de l’écran, ce qui explique pourquoi les salles sont conçues en longueur et non de manière verticale. Il était jusqu’à maintenant moins naturel de construire des salles en verticalité, puisque la cabine du projecteur doit se situer plus au moins en face de l’écran au-dessus de la dernière rangée de fauteuils au fond de la salle. Avec la salle Oma Cinema, nous avons mis au point un système qui permet de contourner cette contrainte : l’idée est de placer le projecteur sur ou sous un balcon au centre de la salle.
Avec Oma Cinema, l’ambition est donc de repenser totalement la salle de cinéma ?
Pierre Chican : Oui, la genèse d’Oma Cinema est avant tout d’offrir aux spectateurs la même expérience qu’ils soient placés en haut à gauche ou en bas à droite dans la salle. Pour cela, il faut les replacer face à l’écran et donc les répartir dans la hauteur de la salle. On doit imaginer une nouvelle disposition du plan d’assise, de l’implantation des fauteuils et du positionnement du projecteur, comme expliqué plus haut. Le projecteur peut être fixé sur une loge centrale, grâce à cette disposition en balcons répartis sur la totalité de la hauteur de la salle. Mais plusieurs configurations restent possibles en fonction du degré de confort souhaité par l’exploitant : une salle quasi-exclusivement constituée de loges suspendues pour une expérience totale avec une cinquantaine de sièges ou encore une salle « mixte » où cohabitent loges posées au sol et balcons.
Nicolas Chican : Oma Cinema est une solution architecturale, ce qui signifie qu’elle reste flexible. Il ne s’agit pas d’un « produit » standardisé, mais d’innovations qui s’adaptent en fonction des spécificités de chaque projet, du volume de la salle et des demandes des exploitants.
Comment se réfléchit une salle Oma Cinema ?
Pierre Chican : Il faut utiliser au maximum la hauteur de la salle et s’affranchir du « gradinage » continu. Grâce à ce travail, on peut reculer les premiers rangs et rapprocher les derniers sans diminuer la capacité d’accueil. Les spectateurs bénéficient ainsi d’une meilleure visibilité. La salle de cinéma, c’est une alchimie, une question de proportion dans les trois dimensions : longueur, hauteur, largeur. Nous avons imaginé les loges afin qu’elles soient accessibles aux personnes à mobilité réduite. Il est possible de leur réserver des places en rez-de-chaussée mais aussi d’intégrer un ascenseur pour accéder aux loges supérieures. Tout dépend de la configuration de la salle.
Est-elle une salle à construire ? À rénover ? Ou les deux ?
Pierre Chican : Les deux, même si évidemment, il est plus facile de partir de zéro car dès le départ on intègre les bonnes contraintes… Il est possible de rénover une salle pour en faire une salle Oma Cinema, en veillant à la comptabilité de ses volumes. Si la salle est trop « aplatie », nous serons dans la difficulté puisque nous travaillons en verticalité. En revanche, il existe des salles avec peu de gradins mais de grands volumes. Dans cette configuration, il est possible de « verticaliser » la salle en occupant tout le volume existant sans changer la taille de l’écran. L’avantage de la salle Oma Cinema, c’est le fait qu’une fois assis dans votre fauteuil, il n’y existe aucune perturbation visuelle entre vous et l’écran. Tous les accès et les sorties se font par l’arrière avec un accès différencié pour chaque balcon.
Où en est le déploiement d’Oma Cinema aujourd’hui ?
Nicolas Chican : Nous avons signé un premier contrat avec le groupe Pathé en 2019 pour faire de La Géode la première salle Oma Cinema de France. Cependant, les travaux ont été arrêtés en raison des différents confinements. Ils n’ont pas encore pu reprendre. L’année 2020-2021 a été compliquée, puisque les circuits et les exploitants n’étaient financièrement pas prêts à investir dans de nouveaux concepts. Toutefois, nous avons pu obtenir nos brevets en Europe, Asie, Moyen-Orient, ce qui permet une protection de notre « concept architectural ». Cette année, nous avons signé un contrat avec PVR, le leader de l’exploitation en Inde, pour construire 10 salles Oma, et avec Broadway Theater, un circuit d’exploitants basé à Hong-Kong, pour mettre sur pied une salle Oma à Shanghai. Tous ces projets prennent du temps. Nous sommes encore au stade de leur déploiement.
Pierre Chican : Les retours des exploitants sont plutôt positifs, à commencer, en France, par les deux plus importants : Pathé et UGC. Si le premier mise davantage sur la technologie (IMAX, 4DX, Screen X…) que le deuxième, tous deux accueillent favorablement le concept Oma Cinema, puisqu’il s’agit d’une innovation architecturale. On pourrait croire qu’Oma Cinema est une salle uniquement PLF – Premium large format. Ce n’est absolument pas le cas. C’est une salle dans laquelle on peut projeter autant un film intimiste qu’un blockbuster.
Quel regard portez-vous sur l’évolution des salles de cinéma en France ?
Pierre Chican : Je vois plutôt évoluer l’exploitation que les salles. Car il y aura toujours plusieurs types de salles. Oma Cinema contribuera à renforcer l’offre existante. Notre système français est unique, aussi bien pour les aides à la production et à la réalisation de films que pour le réseau d’exploitants et le maillage des salles. Les étrangers nous envient ce système qui existe grâce au CNC. C’est essentiel de le préserver. Je dirais aussi qu’il faut mettre l’accent sur tout ce qui peut éviter de banaliser la salle de cinéma, l’équipement, le lieu. Et la salle Oma Cinema peut y participer par son architecture. Il est nécessaire de combattre l’industrialisation du cinéma. C’est un peu le revers de la médaille des multiplexes…
Nicolas Chican : « L’événementialisation » de la salle est une des réponses pour continuer à attirer les spectateurs, notamment les jeunes, dans les salles obscures. Il faut que la salle de cinéma devienne une destination à part entière, un lieu dans lequel on vient aussi pour boire un verre, échanger, participer à des rencontres… L’architecture offre l’opportunité de voir un film dans un environnement unique qui permet de sublimer l’expérience cinématographique, et ce indépendamment de la technologie. Car aujourd’hui, la plupart des innovations faites dans les salles se concentrent autour de la technologie. Mais innover dans une qualité supérieure de son ou d’écran fait aussi prendre le risque de se faire rattraper plus tard par l’expérience domestique…
Pierre Chican : C’est dommageable pour l’expérience cinéma. Les solutions technologiques naissent au cinéma, mais atterrissent souvent dans votre salon ou dans votre voiture quelques années plus tard. Prenons l’exemple de certains véhicules qui intègrent désormais la technologie audio Dolby Atmos auparavant réservée aux salles de cinéma. Par ailleurs, pour en revenir à la salle, tant que vous ne pouvez pas comparer deux sons ou deux écrans en même temps, vous avez moins conscience de l’innovation technologique.
Nicolas Chican : C’est pourquoi nous croyons au fait d’innover dans l’architecture, ce qui permet de garder une distance avec l’équipement domestique. Le volume des salles ne sera jamais équivalent à la taille d’un salon… De ce point de vue, innover dans la conception des salles permet de proposer une expérience qu’il n’est pas possible de retrouver chez soi.