« Ascenseur pour l’échafaud » : nuit blanche pour film noir

« Ascenseur pour l’échafaud » : nuit blanche pour film noir

01 octobre 2021
Cinéma
Jeanne Moreau et Maurice Ronet dans Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle.
Jeanne Moreau et Maurice Ronet dans Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle. Gaumont

A l’occasion des trente ans de la disparition de Miles Davis, retour sur la contribution décisive du jazzman au septième art et l’enregistrement mythique, dans la nuit du 4 au 5 décembre 1957, de la bande originale du film de Louis Malle. 


De nombreuses légendes courent sur l’enregistrement de la musique d’Ascenseur pour l’échafaud. A commencer par celle propagée par Boris Vian dans les notes de pochette de l’album : à savoir que la lèvre de Miles Davis était fendue, ce soir du 4 décembre 1957, et que le musicien saignait sur sa trompette. Détaché de sa lèvre, un morceau de peau obstruait l’embouchoir de son instrument et expliquerait la sonorité si particulière de cette bande originale. Les notes de musique qui allaient transcender l’histoire d’amour fatale entre Jeanne Moreau et Maurice Ronet avaient donc le goût du sang. 
Trop beau pour être vrai ? Sans doute, mais les exagérations apocryphes de Vian illustrent bien la part de fantasmes qui s’attachent à cette nuit mythique, où une B.O. décisive, qui allait bouleverser les histoires conjointes du jazz et du cinéma, fut improvisée en quelques heures. Miles Davis empruntait cette nuit-là un chemin vers le jazz modal, qui le mènera à Milestones, puis au monument Kind of Blue, en 1959. En associant l’angoisse nocturne de ses amants meurtriers à une partition jazz, Louis Malle n’inventait peut-être rien (quelques mois plus tôt, Roger Vadim avait déjà fait appel à John Lewis du Modern Jazz Quartet pour la musique de Sait-on jamais…) mais défrichait néanmoins le terrain pour la Nouvelle Vague – c’est grâce à Malle et à Miles que la révolution du cinéma français se fera au son du jazz. 

L’histoire de l’enregistrement de la musique d’Ascenseur pour l’échafaud est une affaire de vitesse. Miles Davis atterrit à Paris en novembre 1957, où il est accueilli par le producteur et organisateur de concerts Marcel Romano, qui a « booké » le musicien américain pour plusieurs représentations au Club Saint-Germain. Louis Malle entre rapidement en contact avec lui. Le jeune réalisateur de 25 ans, déjà lauréat d’une Palme d’or et d’un Oscar pour Le Monde du silence (co-réalisé avec Jacques-Yves Cousteau), veut le convaincre d’improviser la musique de son premier film de fiction, adapté avec Roger Nimier d’un roman de Noël Calef. Une projection privée est organisée le 2 décembre pour le jazzman, qui se laisse convaincre. Un contrat est signé le 3 décembre avec la maison de disques Fontana. Un piano est installé dans la chambre d’hôtel de Miles Davis, afin qu’il puisse esquisser quelques idées. Le 4 décembre, à 22 heures, au studio de la station de radio Le Poste Parisien, sur les Champs-Elysées, l’enregistrement commence. 

Autour de Miles Davis sont réunis Kenny Clarke à la batterie, René Urtreger au piano, Pierre Michelot à la contrebasse et Barney Wilen au saxophone ténor. Pour chacun des participants, enregistrer en direct une musique de film est une expérience inédite. Louis Malle projette des extraits d’Ascenseur pour l’échafaud : la scène du motel de Trappes ; l’errance de Jeanne Moreau dans la nuit parisienne ; Maurice Ronet prisonnier de son ascenseur, qui ressemble à un tombeau. Le réalisateur a expliqué qu’il ne voulait pas que la musique reflète directement l’action, qu’elle devait être en contrepoint de l’image. Jeanne Moreau est là aussi, qui sert des verres derrière un bar improvisé, et prend la pose avec Miles et sa trompette pour quelques clichés eux aussi devenus mythiques. La magie, bientôt, opère. Miles Davis ne donne à ses musiciens que des instructions succinctes, ne leur demande de jouer que deux accords – ré mineur et do 7, quatre mesures de chaque ad libitum. « Cela aussi était nouveau, les morceaux n’étaient pas mesurés en durée, dira Pierre Michelot. Il y avait des semblants de structures, mais elles étaient un peu éclatées par rapport à ce que l’on jouait habituellement. » Pour la scène de la course sur l’autoroute, les musiciens, à court d’idées, improvisent sur les accords de Sweet Georgia Brown. Mais sans piano, ce qui change tout et leur permet de créer « une musique de rêve », selon l’expression de René Urtreger. En quelques heures, une cinquantaine de minutes de score est enregistrée – on en entend moins de 20 dans le métrage final. « Le film en était soudain métamorphosé, dira Louis Malle. Quand on a ajouté la musique, il a soudain semblé décoller. » Le thriller à la mécanique bien huilée se transforme en interrogation existentielle, en énigme poétique. 

Et le sang de Miles, alors, dans tout ça ? Il semblerait que Boris Vian l’a bel et bien rêvé. Le cinéaste Alain Cavalier, assistant réalisateur du film, qui était présent cette nuit-là, interrogé en 2018 par Télérama, n’évoquait ni fièvre, ni chaos : « Ce que je retiens de cette nuit, ce que tout était intime, feutré, détendu. » Au temps pour la légende. 

John Szwed, So What : the Lives of Miles Davis, 2002
Louis-Julien Nicolaou, Ascenseur pour l’échafaud : Miles Davis associe à jamais jazz et film noir, Télérama.fr 
Isabelle Carceles, Ascenseur pour l’échafaud et la BO de Miles Davis, RTS

Ascenseur pour l'échafaud

Réalisation : Louis Malle
Scénario : Louis Malle et Roger Nimier
Photographie : Henri Decae, assisté de Jean Rabier
Musique : Miles Davis, interprétée par Miles Davis (trompette), Barney Wilen (saxophone ténor), René Urtreger (piano), Pierre Michelot (contrebasse), Kenny Clarke (batterie)
Montage : Jean Trubert