Comment naît chez vous l’envie de faire du cinéma ?
Elle naît de ma cinéphilie, de ma mère qui m’emmenait au cinéma tous les dimanches. Je suis arrivé à Paris à 17 ans. Et c’est là que j’ai découvert les films de Michael Mann, de Kiyoshi Kurosawa… Cela m’a donné envie d’en savoir plus et j’ai décidé de suivre des études cinématographiques. En l’occurrence, une licence arts du spectacle avec une spécialité cinéma à l’université d’Amiens.
Avant de vous lancer dans ce premier long métrage, vous avez réalisé deux films courts : Vers le nord mettant en scène deux passeurs de clandestins (2010) et Les Profondeurs avec comme personnage central un vampire atteint du sida qui perd peu à peu ses pouvoirs (2012). Vous les avez envisagés comme des galops d’essai ?
J’avais évidemment déjà l’idée de passer un jour au format long dans un coin de ma tête mais je les ai vraiment conçus comme des projets à part entière. Cependant, c’est sans doute au fil de ces deux courts que s’est construit ce que j’allais développer dans Ashkal, l’enquête de Tunis : l’idée de raconter la Tunisie par le prisme du cinéma de genre.
Entre-temps, vous avez signé un documentaire, Babylon, coréalisé avec Ala Eddine Slim et Ismaël Chebbi, qui raconte l’arrivée en masse de réfugiés fuyant la Libye en Tunisie. Qu’est-ce qui vous avait attiré dans ce projet ?
En partie le hasard. On était à Tunis en mars 2011. Le président Ben Ali avait fui, mais on se battait pour faire tomber son gouvernement toujours en place. Il y avait donc énormément de manifestations et chaque soir un couvre-feu. À un moment, on a eu envie de partir de Tunis pour aller filmer ce qui se passait dans le sud du pays où les premières images des camps de réfugiés commençaient à circuler. Des images extrêmement fortes de milliers de personnes marchant dans des rues désertes. Elles nous ont interpellés et on a eu envie de se rendre sur place pour voir ce qu’il en était et de le raconter dans un film.
À quelle époque et comment naît l’idée d’Ashkal, l’enquête de Tunis ?
Tout part de ma rencontre avec un quartier : les Jardins de Carthage voulus par l’ancien régime de Ben Ali, à deux pas du palais présidentiel, sur des ruines de l’ancienne cité carthaginoise. Là où il est normalement interdit de construire et où les travaux se sont donc logiquement arrêtés au bout de huit ans dans la foulée de la chute de Ben Ali. On dirait un décor de cinéma à ciel ouvert. Je l’ai découvert en 2018 grâce à ma mère qui a choisi de construire sa maison dans cet étrange quartier. J’ai pris le temps de m’y balader. Il était alors encore plus labyrinthique qu’aujourd’hui. La sensation que dégage cet endroit m’a donné envie de l’explorer dans un film et c’est à partir de là que j’ai commencé à imaginer une histoire…
Une histoire qui débute par la découverte d’un corps calciné et fait donc écho à l’immolation publique, le 17 décembre 2010, du jeune Mohamed Bouazizi qui a contribué à déclencher le printemps arabe et précipité la chute de Ben Ali. L’idée de réaliser un film poético-politico-fantastique était-elle présente dès le départ chez vous ?
Cette dimension politique n’était pas vraiment présente à l’origine. J’avais surtout en tête l’idée d’un film de genre, inspiré par ce lieu qui allait me fournir un parfait écrin et me permettre de faire décoller Ashkal, l’enquête de Tunis vers l’imaginaire. J’ai voulu dépasser la seule lecture sociopolitique pour aller sur un terrain plus spirituel, celui du rapport éternel entre le feu et l’être humain. Avec cette idée du passage à l’acte pour éveiller une société ou un peuple qui fait écho à certaines représentations du prophète chez les Perses où une flamme sacrée lui cache le visage. J’y ai vu un lien entre cette manière de cacher le sacré et les images d’immolation puisque les immolés perdent eux aussi leurs visages à travers leur geste.
Pourquoi avoir choisi d’écrire ce scénario avec François-Michel Allegrini ?
François est un copain de lycée que j’ai rencontré en arrivant en France. C’est le goût de la cinéphilie qui nous a réunis. Il m’a fait découvrir un nombre incroyable de films. J’ai d’abord écrit seul plusieurs versions mais j’avais envie qu’on saute le pas ensemble. Or François a un esprit beaucoup plus méthodique que moi, on se complète donc parfaitement. Il a apporté énormément au scénario. Ainsi, avant son arrivée, le récit s’échappait à un moment des Jardins de Carthage : les inspecteurs partaient dans d’autres villes tunisiennes dans l’idée d’une contamination de ces actes d’immolation. Mais François a insisté pour qu’on reste dans le quartier et qu’on travaille sur la sensation d’étouffement. Ce faisant, il m’a refocalisé sur les choses essentielles du récit. Il l’a rendu plus construit alors que j’allais vers quelque chose de plus abstrait, de plus lent.
En voyant Ashkal, on pense beaucoup à Cure de Kiyoshi Kurosawa que vous citiez plus tôt. Ce film vous a-t-il influencé ?
C’est drôle, car même si c’est un film que j’adore, je ne l’avais pas pour autant à l’esprit durant la phase d’écriture, en tout cas pas de manière consciente. C’est mon producteur Farès Ladjimi qui, un mois avant le tournage, m’a suggéré de le revoir car il trouvait à juste titre que les deux films dialoguaient à travers leurs scénarios : le personnage de Cure qui poussait des gens à commettre des actes criminels trouvait un écho dans celui d’Ashkal, l’enquête de Tunis dont on ne voit jamais le visage. J’ai donc revu Cure. Et ça m’a donné confiance dans le fait de pouvoir mettre en scène mon film. D’aller vers le genre avec la certitude que ça fonctionnerait à l’écran. Que j’étais dans le bon tempo.
Si on pense à Cure, c’est aussi pour la beauté de la lumière d’Hazem Berrabah qui n’a rien à envier à celle de Tokusho Kikumura. Comment l’avez-vous conçue ensemble ?
Là encore on se connaît depuis longtemps avec Hazem, même si on n’avait jamais travaillé ensemble. Et pour dire la vérité, je n’avais pas spontanément pensé à lui. Mais quand je lui ai parlé du film, j’ai tout de suite compris qu’il avait envie d’un challenge, d’un projet où il pourrait s’exprimer pleinement. Il sait l’importance que j’accorde à l’image et au cadre. On s’est beaucoup parlé et il a fait preuve d’une qualité d’écoute incroyable. Il n’y a jamais eu l’épaisseur d’une feuille de cigarette entre nos visions. Au début, il voulait partir sur une caméra très sensible. Mais en faisant des tests, on s’est rendu compte qu’il serait dommage d’avoir une caméra qui allait exposer les moindres détails de ces scènes nocturnes, qu’il valait mieux faire exister la lumière comme par balise et ainsi laisser une part importante à l’obscurité pour garder l’esprit étrange de ce quartier.
Comment avez-vous travaillé avec vos deux comédiens principaux, Fatma Oussaifi et Mohamed Houcine Grayaa ?
J’ai écrit ce scénario avec cette idée d’associer un acteur chevronné et une débutante. Avec Ashkal, l’enquête de Tunis, Fatma trouve en effet son premier rôle à l’écran. On devait travailler ensemble en 2016 sur un long métrage qui n’a jamais vu le jour et je l’avais gardée dans un coin de ma tête. Mais en dépit de leur niveau d’expérience différente, j’ai travaillé de la même manière avec chacun. Et ce dès les répétitions où j’ai compris que je devais tailler au maximum dans les dialogues. Mon challenge allait consister à les rendre crédibles et convaincants dès leur première scène dans ces Jardins de Carthage. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de changer mon découpage et de les filmer le plus possible de loin pour les intégrer au décor, afin que tout ne soit pas lié à ce qui se passe sur leurs visages mais aux mouvements de leurs corps. Ça a été un déclic et j’ai suivi cette logique tout au long du tournage en leur demandant régulièrement de faire tomber l’intensité du jeu ou leur expressivité. D’aller vers quelque chose de plus neutre mais évidemment jamais transparent. On a évité toute psychologisation dans la création de leurs personnages.
Le film s’est-il beaucoup modifié au montage ?
Assez peu. On n’a pas coupé énormément de scènes. Et j’ai eu la chance de m’appuyer sur un monteur d’exception, Valentin Féron (Boîte noire, L’Origine du mal…), un ami que j’ai rencontré à la fac. On a fait nos études ensemble, de la musique ensemble. On aime le même cinéma. On a construit le montage pour laisser d’abord le récit s’installer comme une succession de photos avant d’accélérer le rythme pour aller vers une forme de folie au fil des immolations. On s’est peu à peu déconnecté d’une rationalité narrative, en essayant de faire entrechoquer les images. Comme si le film finissait par se consumer lui-même.
ASHKAL, L’ENQUÊTE DE TUNIS
Réalisation : Youssef Chebbi
Scénario : Youssef Chebbi et François-Michel Allegrini
Photographie : Hazem Berrabah
Montage : Valentin Féron
Musique : Thomas Kuratli
Production : Supernova Films, Poetik Film, Blast Film
Distribution : Jour2Fête
Ventes internationales : The Party Film Sales
Sortie en salles : 25 janvier 2023
Soutiens du CNC : Aide aux cinémas du monde, Aide à la coproduction franco-tunisienne