Paris la nuit. Octobre 1956. Le dernier métro vient de passer. Le cinéphile Barbet Schroeder est condamné à rentrer chez lui à pied. Cela fait deux fois suite que la projection du soir à la Cinémathèque de la rue d’Ulm s’éternise. Qu’importe, le garçon de 15 ans profite de ces trajets nocturnes pour cristalliser ses rêves : « Je serai cinéaste ! » Ce moment fondateur, c’est le réalisateur lui-même qui le raconte au quotidien Libération en marge du Festival de Cannes 2002 où il présente hors compétition, Calculs meurtriers, thriller psychologique avec Sandra Bullock et Ryan Gosling.
1956 ? Soit 3 ans à peine avant le coup d’envoi de la Nouvelle Vague. L’air du temps travaille donc pour le jeune homme. Comme bon nombre d’amoureux des salles de projection du Quartier Latin, Barbet Schroeder ne se reconnaît qu’une seule patrie, celle du cinéma. Une patrie qui, pour peu qu’on veuille la prendre dans son acceptation la plus pure, n’a pas de frontières. Ça tombe plutôt bien car Schroeder est, selon les mots de son futur complice et mentor, le critique Jean Douchet : « Né multiple ». « Né à Téhéran, d’origine allemande, il a vécu en Colombie, ensuite, en France, en Suisse, très peu en Amérique. Bref, il a constamment vagabondé, il fait partie de ces gens qui ne sont pas terriens » confie-t-il à Saïd Ould-Khelifa en 2012. Ce cosmopolitisme sera l’une des clefs pour appréhender l’œuvre qui va suivre.
Barbet Schroeder va voyager avec sa caméra aux quatre coins du monde (l’Espagne, la France, les Etats-Unis mais aussi la Nouvelle-Guinée, l’Ouganda, la Colombie, l’Australie ou encore le Japon), mélanger les formats (fiction – documentaire) et les genres (thriller, comédie érotico-hippie, drame, comédie sociale…). Sa filmographie échappera à tous les radars et donc à la critique qui n’a jamais su très bien comment regarder cette créature sauvage. Tant pis. Tant mieux. Pas besoin de lauriers pour avancer. Son étagère de réalisateur ne compte aujourd’hui qu’un seul César, obtenu en 2008 pour son documentaire L’Avocat de la terreur.
Des ponts, des rives
Revenons à la fin des années 50. Et bientôt, aux débuts des années 60. C’est l’époque de la Cinémathèque d’Henri Langlois et des Cahiers du Cinéma. Barbet Schroeder pousse les deux portes. Aux Cahiers, il rencontre Jean Douchet mais aussi Eric Rohmer qui va bientôt se faire éjecter de la rédaction en chef par le frondeur Rivette. Schroeder ne théorise pas comme ses camarades critiques, ni ne réalise de films, il se contente d’abord de faire l’acteur (pour Godard notamment dans Les Carabiniers en 1963). Très vite, il décide de produire pour apprendre le métier et fonde dans sa chambre de bonne, Les films du Losange, une société qui va s’occuper principalement de lancer la carrière de cinéaste d’Eric Rohmer puis bientôt la sienne. Aux préoccupations ludiques, littéraires, et morales de Rohmer, Barbet Schroeder-cinéaste répond par une modernité exacerbée qui saisit le souffle de l’époque. Ses deux premiers long-métrages : More (1969) puis La vallée (1973), interrogent, en effet, les bouleversements politiques, sexuels et psychologiques d’une jeunesse révoltée.
Mais Schroeder n’est pas un romantique, il observe le monde, ne cherche ni à l’embellir, ni à le salir. Il entend le révéler à lui-même dans toutes ses contradictions. Il en sera toujours ainsi. Les films se succèdent et ne se répondent pas forcément, du moins à première vue. Quels ponts dresser entre un portrait d’un dictateur africain (Général Idi Amin Dada : Un autoportrait), un drame sadomaso tourné avec sa muse et compagne Bulle Ogier (Maîtresse), un thrilleur sur l’enfer du jeu (Tricheurs) et une plongée dans l’ivresse créatrice de Bukowski (Barfly) ? Schroeder explore les mystères de l’âme humaine. Partout et déjà ailleurs. Cet ailleurs aura bientôt pour nom Hollywood.
Une galerie de névropathes
La carrière américaine du cinéaste compte 7 films en 10 ans de Barfly en 1987 à L’enjeu en 96. Barbet Schroeder parvient non seulement à garder son indépendance jusqu’au bout mais aussi à imposer ses préoccupations d’auteur et passe même à deux doigts de l’Oscar en 1991 (pour Le Mystère von Bülow). Un exploit quand on sait comment, dès le début des clinquantes années 80, l’oncle d’Amérique a traité la plupart des auteurs étrangers venus s’aventurer sur ses terres. « Auteur », le mot est lâché. Schroeder explore à travers ses fictions comme ses documentaires, les affres de la folie à travers le parcours d’êtres autocentrés et obsessionnels. Les différents personnages de ses films américains forment ainsi une galerie de névropathes : de l’écrivain en perdition (Barfly), au milliardaire assassin (Le Mystère von Bülow) en passant par un être démoniaque usurpant l’identité d’une autre (JF partagerait appartement)… Schroeder observe, ausculte et laisse le spectateur seul juge de ce qui se joue devant lui. Un crédo qui trouvera une forme de perfection avec son documentaire sur Jacques Vergès, L’Avocat de la terreur, en 2008, qui parvient à saisir derrière un personnage très sûr de lui, la fragilité et les blessures secrètes d’un homme au parcours singulier.
Après la belle parenthèse américaine qui lui vaudra notamment de participer à la série culte Mad Men (2009), Barbet Schroeder va poursuivre inlassablement sa route d’éternel routard du cinéma. Ici le Japon (Inju), là, Ibiza (Amnesia) ou Mandalay (Le vénérable W). Chacun de ses films s’envisage pour le spectateur comme un rendez-vous vers l’inconnu et l’imprévisible. « Il faut avoir la peau dure et des nerfs d’acier pour vivre en faisant des films ! » répète souvent le cinéaste. Le jeune cinéphile du mitan des fifties, arpentant les rues parisiennes des rêves plein la tête, a tracé sa route bien au-delà de l’horizon qu’il s’était fixé.