Contrairement à un cinéaste comme Fritz Lang, Douglas Sirk reste un auteur peu étudié. En cela votre livre répare un manque...
Fritz Lang a été immédiatement reconnu comme un auteur important. Ainsi, j’ai grandi en découvrant ses chefs-d’œuvre de la période allemande. Le cas de Douglas Sirk est très différent. Son travail a été reconnu beaucoup plus tardivement. La critique française ne s’en préoccupe qu’à partir du milieu des années 50, quasiment au moment même où la carrière du cinéaste s’arrête. Son dernier long métrage, Mirage de la vie, date, en effet, de 1959. Le livre d’entretiens avec Jon Halliday, Conversations avec Douglas Sirk (Cahiers du Cinéma), a également participé à cette réévaluation. Halliday a connu Sirk grâce à Patrick Bauchau, le héros de La Collectionneuse d’Éric Rohmer, qui aimait beaucoup ses films. Tout s’est donc joué dans une sorte de bouche-à-oreille cinéphile. Les premiers films de lui que j’ai vus étaient Capitaine Mystère (1955) et surtout Écrit sur du vent (1956). On voyait bien que ce cinéma-là tranchait du reste de la production américaine avec notamment cette recherche stylistique extrême. Pour reprendre les mots de François Truffaut : « C’était du cinéma, du vrai ! »
C’est donc par la flamboyance de son style que Douglas Sirk parvient à s’imposer aux yeux de la critique ?
On repère effectivement une constance stylistique évidente : le jeu avec les couleurs, l’exaltation des sentiments... La place des femmes dans son cinéma séduit également. Ce sont les héroïnes qui, le plus souvent, sont au centre du jeu et permettent d’appréhender les rapports de domination entre les sexes. Des féministes comme Laura Mulvey, par exemple, vont ainsi s’emparer de l’œuvre de Sirk. Il y a aussi la fascination que son cinéma va exercer sur d’autres cinéastes comme Daniel Schmid et surtout Rainer Werner Fassbinder. Fassbinder va partager avec Sirk un attachement particulier pour ses personnages, pour leur complexité, leur multiplicité... Cette compassion permet de ne jamais enfermer les protagonistes, même les pires méchants.
La carrière de Douglas Sirk est étonnante. Il quitte ainsi Hollywood dans la foulée de son plus gros succès...
Le Mirage de la vie va, en effet, permettre le redressement d’Universal à la fin des années 50. Sirk va pourtant fuir un système qu’il ne supporte plus. Les conditions de travail des studios impliquaient des compromis, des négociations permanentes. On lui imposait des scénarios... Il était fatigué. Il part alors en Suisse pour se reposer. Il ne sait pas alors qu’il ne tournera plus jamais.
Avant Douglas Sirk, « l’Américain », il y a Detlef Sierck, le cinéaste allemand dont on découvre les sept longs métrages tournés dans les années 30 grâce à cette rétrospective...
Sirk a en effet modifié son nom en arrivant sur le sol américain. Avant de devenir cinéaste, il a d’abord été une figure importante du théâtre allemand. En quinze ans d’activité, il a gagné une importante réputation professionnelle et artistique. C’est la nazification progressive du milieu du théâtre qui le pousse à faire du cinéma. Le maire de Leipzig, où il travaille, l’incite à rejoindre la UFA, le plus important studio du cinéma allemand qui n’était pas encore sous le joug de l’idéologie nazie. Sirk est alors marié avec une actrice juive qui ne peut plus continuer de travailler parce que « non aryenne ». Quand il signe ses premiers films, à partir de 1934, il est donc relativement tranquille. Il poursuit sa carrière jusqu’en 1937. 1937, est une date importante. La situation économique de l’Allemagne est de nouveau stable. Le congrès du parti nazi désigne clairement le judéo-bolchévisme comme l’ennemi principal du pays. L’antisémitisme s’affirme. La population allemande accepte que le nazisme s’installe durablement. Beaucoup, en effet, pensaient que les choses ne dureraient pas. Goebbels, qui a des vues sur le monde de la culture, organise le rachat de la UFA, mettant fin à une certaine indépendance. La UFA passe sous pavillon nazi, au moment même où Sirk tourne à Tenerife son dernier film allemand, La Habanera. Le cinéaste qui croyait jusque-là que sa position d’artiste à succès le préserverait de certaines attaques, comprend qu’il n’en est rien. Sa femme est menacée. Sirk sait aussi qu’il ne pourra plus jamais revoir le fils qu’il a eu avec sa première femme. Celui-ci est devenu un acteur vedette du cinéma aryen et sa mère a interdit à son père de l’approcher. Le couple Sirk décide donc de partir.
Ses premiers longs métrages surprennent par leur ton, notamment ce Avril ! Avril ! qui ressemble à une comédie américaine...
Sirk s’est américanisé dès le départ. On sent ici une volonté de se démarquer des comédies traditionnelles du cinéma allemand. Le cinéaste lorgne effectivement du côté du slapstick. À cette période, le producteur avec qui il travaille est membre du parti nazi. Ils feront quatre films ensemble, sans que jamais ne transparaisse une quelconque idéologie particulière, voire de propagande.
Avec le film suivant, La Fille des marais, nous ne sommes plus chez Cukor ou Lubitsch mais chez Dreyer...
Sirk est très cultivé. Ce qui lui plait dans cette adaptation du roman de la Suédoise Selma Lagerlöf, c’est avant tout la possibilité de tourner en extérieur, en pleine nature. Il se rend dans le nord de l’Allemagne, à l’endroit même où les peintres postimpressionistes allemands du XIXe siècle ont posé leurs chevalets. Sirk, qui a cherché au théâtre à décloisonner la mise en scène d’un certain réalisme pour tendre vers l’onirisme, filme ici en pleine nature, à partir d’un sujet sur la paysannerie. Cela peut paraître paradoxal. On a d’ailleurs reproché à cette Fille des marais (1935) de vanter l’idéologie nazie du « Blut und Boden » soit « le sang et le sol », l’équivalent de « la terre ne ment pas » du maréchal Pétain. C’est-à-dire la paysannerie envisagée comme l’essence même de la patrie. Or, il n’y a pas de discours dans le film de Sirk, simplement des personnages qui cherchent à préserver leur statut social et cette héroïne d’une grande pureté.
Comment a-t-il réussi à préserver durant toutes ces années une certaine indépendance ?
En tant qu’homme de théâtre, il était considéré comme un metteur en scène de gauche, avec des choix de pièces sur des sujets particulièrement sensibles comme le procès des anarchistes Sacco et Vanzetti, mais aussi des adaptations de pièces controversées sur le mariage de l’Allemand Alfred Döblin ou encore celle du Lac d’argent d’après un opéra de Kurt Weill.... Des œuvres que les nazis ne toléreront pas. Toutefois, dans son travail, il n’y avait jamais de discours trop programmatiques. C’était plus subtil que ça. Il en sera de même au cinéma. La complexité du récit et des personnages empêche une vision unilatérale. Prenez La Habanera, son dernier film allemand, qui peut paraître le plus problématique. Le scénario impose une différence très nette entre les personnages de race blanche, considérés comme supérieurs, à ceux plus exotiques venant du Sud, au teint basané. Nous ne sommes pas si éloignés de l’image de l’Indien que proposaient les cinéastes américains des années 30. Cependant, Sirk y ajoute tout de même de l’ambiguïté, qui redistribue un peu les choses…
Il y a notamment ce regard mélancolique de l’héroïne sur le bateau qui la ramène vers la Suède. Il semble contredire le happy end…
C’est une constance chez le cinéaste. Il parvient toujours à détourner les choses. Si à Hollywood les producteurs lui imposeront des happy end, il se débrouillera toujours pour faire apparaître une incertitude. Dans La Habanera, le regard de l’héroïne peut être interprété de différentes manières. Elle quitte avec soulagement l’île de Porto Rico que son mari violent a transformé en État policier. La mélancolie que vous évoquez devient dès lors suspecte en suggérant un possible regret. Le retour au pays natal s’apparente à un renoncement.
C’est aussi le dernier plan que Detlef Sierck tourne en Allemagne….
Sirk s’apprête, en effet, à quitter son pays natal pour les États-Unis. Il laisse, lui aussi, un pays plongé dans la nuit.
Des sept films que propose cette rétrospective, La Neuvième Symphonie (1936) est celui qui se rapproche le plus clairement des mélodrames à venir...
Entrecroisement de plusieurs personnages, passage d’un continent à un autre, une musique qui guide l’action et accentue les moments dramatiques... Tout y est. Il y a aussi cette idée du théâtre dans le théâtre que le cinéaste pousse à son maximum. C’est visible dans la séquence où l’enfant cherchant à unir sa nourrice qu’il ne sait pas être en réalité sa vraie mère, et son père d’adoption, leur joue avec ses marionnettes l’histoire de Blanche Neige. On retrouve bientôt le même couple à l’Opéra. Sur scène, il est question, comme dans le conte de Blanche Neige, d’un empoisonnement. L’action préfigure directement ce qui va advenir. Cette grande complexité dans la construction cinématographique démontre toute la force d’un cinéma qui s’épanouira aux États-Unis. Cette rétrospective permet de constater que le talent de Sirk était déjà en germe.
Le livre Douglas Sirk, né Detlef Sierck de Bernard Eisenschitz, publié aux Éditions de l’œil, a été soutenu par le CNC dans le cadre de l’appel à projets pour l’édition de livres de cinéma.
Rétrospective Douglas Sirk, les mélodrames allemands
Sept films en versions restaurées inédites
En salles depuis le 7 septembre
Soutien du CNC : aide à la distribution (film de répertoire)