Blandine Lenoir : « Je voulais mettre en scène les images manquantes de l’histoire des femmes »

Blandine Lenoir : « Je voulais mettre en scène les images manquantes de l’histoire des femmes »

01 décembre 2022
Cinéma
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Laure Calamy dans « Annie Colère » de Blandine Lenoir.
Laure Calamy dans « Annie Colère » de Blandine Lenoir. Aurora Films/Local Films

Dans Annie Colère, la réalisatrice revient sur l’histoire du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception) dont les actions de désobéissance civile ont conduit le gouvernement à légaliser l’avortement en 1974.


De quelles archives disposiez-vous pour retracer cette histoire ?

J’ai rencontré la chercheuse Lucile Ruault, qui venait de terminer la première grande thèse sur le MLAC. Un travail de 800 pages, qui lui a pris environ cinq ans et demi. Je me suis plongée pendant six mois dans cette thèse avec ma coscénariste Axelle Ropert, pour bien appréhender et comprendre l’environnement politique de l’époque. Je tirais les fils de ce qui me passionnait le plus dans cette histoire pour ensuite pouvoir construire une fiction. Par la suite, les différentes versions du scénario ont été relues par Lucile Ruault, afin de s’assurer que nous ne faisions pas d’erreur. Et quand le scénario a été vraiment abouti, je l’ai fait lire à des anciennes du MLAC. Elles ont précisé le vocabulaire et rajouté des expressions. Elles m’ont surtout appris le geste de la méthode Karman (ndlr : pratiquée par les médecins bénévoles du MLAC, cette méthode simple et indolore consistait à aspirer le contenu de l’utérus à l’aide d’une canule), afin que je le maîtrise et que je puisse ensuite l’apprendre à mes actrices et mes acteurs. 

Comment avez-vous découvert la thèse de Lucile Ruault ?

J’ai montré à Axelle Ropert le documentaire Regarde, elle a les yeux grands ouverts, un film de l’époque, magnifique, réalisé par Yann Le Masson avec le collectif du MLAC d’Aix-en-Provence, où on peut notamment voir des séquences de procès extraordinaires et des séquences d’avortement mises en scène. Je montre donc ce film à ma coscénariste en lui disant que c’était l’un des rares documents disponibles sur le sujet, avec Histoires d’A., de Charles Belmont et Marielle Issartel, un film beaucoup plus militant. En le visionnant, Axelle Ropert a reconnu l’une des personnes qui va avorter et m’a dit : « C’est ma libraire ! » Nous sommes donc allées voir cette femme, qui nous a conseillées de rencontrer Lucile Ruault, qui venait de finir sa thèse. On aurait évidemment fini par tomber sur Lucile au cours de nos recherches, mais cette coïncidence était magique, il y avait quelque chose d’extrêmement fluide dans cette rencontre.

Je me suis plongée pendant six mois dans la thèse de la chercheuse Lucile Ruault avec ma coscénariste Axelle Ropert, pour bien appréhender et comprendre l’environnement politique de l’époque.

L’histoire du MLAC est méconnue, même par celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire du féminisme… 

Je tourne autour des questions féministes depuis vingt ans dans tous mes films et j’aime beaucoup aller dans les événements, les colloques, etc. Je me suis rendue aux 40 ans du MLF et il y avait là-bas des dames avec des cheveux blancs qui parlaient du MLAC. Je me suis demandé ce qu’était ce « truc » dont je n’avais jamais entendu parler ! Dans les livres d’histoire, il n’y a pas grand-chose sur le MLAC. Un court chapitre, parfois… C’est assez fascinant. Et c’est la preuve que le récit historique est un rapport de force. On raconte le roman national avec de grands personnages – souvent de grands hommes et là, en l’occurrence, une grande femme, Simone Veil. Quand on raconte son combat – qui est totalement remarquable – on veut nous fait croire à ce roman de la ministre seule face à une Assemblée composée d’hommes, etc. Mais si Giscard d’Estaing lui a demandée de s’occuper de cette loi, c’est parce qu’il y a eu un mouvement social d’une ampleur extraordinaire, une désobéissance civile qui a mis le chaos dans le pays. On a demandé à Simone Veil de rétablir l’ordre social, c’est quelque chose qu’il faut rappeler. C’est important de se souvenir que la loi avance grâce à des mouvement massifs, populaires. 

 
Justement, comment expliquer que ce mouvement populaire a pu disparaître à ce point de la mémoire collective ?

C’est parce qu’il n’y avait pas de vedette. C’est très difficile de raconter médiatiquement un mouvement sans tête d’affiche… Act Up non plus n’avait pas vraiment de vedette, et les gens l’auraient peut-être oublié aujourd’hui sans le film de Robin Campillo, 120 battements par minute. Mai 68, dans les mémoires et dans les livres d’histoire, commence toujours par la photo de Cohn-Bendit – même si on sait qu’il n'a pas tout fait tout seul. Dans le cas du MLAC, il faut aussi préciser que c’est un mouvement qui n’a duré que 18 mois. Et qui était difficile à cerner : il y avait des médecins, des non-médecins, différents mouvements de gauche, certains plannings familiaux mais pas tous, des bourgeois, des prolétaires, des ouvriers, c’était un mouvement mixte… Tout ça le rend difficile à raconter. 

Dans Annie Colère, les articles de presse d’époque évoquant le MLAC sont très présents, et permettent de réaliser que le mouvement était très médiatisé…

Oui, la société était prête. L’avortement était un drame national, il y avait des décès, des femmes sortaient stériles, blessées, d’avortements clandestins… C’était un tabou délirant, mais qui concernait absolument tout le monde. Il y avait des débats de société permanents, dans la presse, à la radio, à la télé. Le MLAC agissait en même temps que Gisèle Halimi, qui faisait avec Choisir du lobbying auprès des députés… Le gouvernement n’a pas eu le choix. 

La représentation de la solidarité entre femmes, je l’ai peu vue au cinéma. Ce sont des images qui me manquaient, des images de femmes en lutte, solidaires, tendres entre elles.

Comment passer de l’histoire à la fiction ? Est-ce que le personnage d’Annie, joué par Laure Calamy, est la synthèse de plusieurs personnes réelles ?

Ce qui m’a beaucoup intéressée dans le MLAC, c’est l’entrée en politique de femmes ordinaires. Elles n’y allaient pas par théorie ou par éducation politique, mais vraiment par souci de solidarité. Quand les femmes venaient avorter au MLAC, puis demandaient ce qu’elles pouvaient faire, on leur répondait : « Viens nous aider ». Et c’est comme ça qu’il y a eu 300 antennes sur le territoire, dont la moitié, à la fin, étaient tenues par des femmes, sans médecin. Les femmes qui ont traversé cette lutte en sont ressorties totalement transformées, grandies, parce qu’elles avaient côtoyé en chemin des femmes et des hommes qui n’avaient rien à voir avec leur vie. C’est très rare aujourd’hui de côtoyer des gens qui ne sont pas du tout de notre milieu, qui n’ont pas la même éducation, les mêmes origines… À part dans la lutte. Je trouvais ça passionnant. Et puis, Annie, c’est un peu moi. J’ai été activiste à La Barbe et j’y ai rencontré des femmes que je n’aurais jamais rencontrées autrement. Je voulais raconter que l’avortement touchait absolument tout le monde. Annie passe de très beaux appartements bourgeois à des appartements misérables, on découvre avec elle la puissance du collectif, comment on est plus intelligent à plusieurs.

Le film agit comme une sorte de « correctif » à l’histoire officielle, à l’histoire des représentations… 

Oui, les représentations, c’est essentiel. La représentation de la solidarité entre femmes, je l’ai peu vue au cinéma. Ce sont des images qui me manquaient, des images de femmes en lutte, solidaires, tendres entre elles. L’avortement est toujours représenté au cinéma de manière hyper violente – ce qui est normal quand on parle d’avortements clandestins. Mais une femme qui va à l’hôpital aujourd’hui, si elle n’a que ces images-là en tête, elle ne sera pas très à l’aise. Il y a forcément une culpabilité, une peur de la douleur, que quelque chose d’horrible nous attend… On a besoin de représentations qui correspondent à la réalité d’un avortement : quand on est bien reçu et que ça se passe bien, un avortement est avant tout un soulagement. C’est ce soulagement que je voulais mettre en scène. Un désir de cinéma, ça peut venir d’images qui nous manquent. J’avais envie de mettre en scène les images manquantes de l’histoire des femmes, de l’histoire des luttes. 

Annie Colère

Réalisation : Blandine Lenoir
Scénario : Blandine Lenoir et Axelle Ropert
Photographie : Céline Bozon
Montage : Stéphanie Araud
Production : Aurora Films et Local Films, en coproduction avec France 3 Cinéma, avec la participation de France Télévisions, Canal + et Ciné +, avec le soutien de la région Ile-de-France, en association avec Cinémage 16, Cinécap 5, Indéfilms 9 et Cinéaxe 3
Distribution : Diaphana
Ventes internationales : Indie Sales
En salles depuis le 30 novembre 2022

Soutiens du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme), Aide à l'édition vidéo (aide au programme éditorial)