Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Stéphane Demoustier : Quelques semaines avant le tournage de La Fille au bracelet (2020), l’acteur qui devait incarner le président de la cour d’assises s’est désisté. L’avocate pénaliste Clémentine Perros, qui était ma conseillère pour le film me parle alors de Pascal-Pierre Garbarini, qui n’est pas président de cour d’assises mais avocat. Elle pensait que nous pourrions nous entendre et surtout, qu’il serait intéressé par l’exercice.
Pascal-Pierre Garbarini : J’ai accepté à condition de passer des essais. Je ne me sentais pas tout à fait légitime d’être acteur, même s’il y a des similitudes cette profession et celle d’avocat, surtout pénaliste. Nous nous posons aussi des questions de mise en scène et entretenons d’un rapport particulier à l’espace, à la langue. Incarner un juge est un exercice singulier. Je ne voulais surtout pas que ça sonne faux. Si j’ai été amené depuis à participer à d’autres films, je reste admiratif de la précision de l’écriture de Stéphane. Chez lui, chaque mot est pesé.
Quel est le point de départ de Borgo ?
SD : Tout est parti d’un article lu dans la presse. L’histoire d’une surveillante pénitentiaire en Corse complice d’un règlement de compte. Cette trajectoire singulière soulève des interrogations intéressantes, à commencer par celle-ci : comment passe-t-on en quelques mois d’une vie ordinaire à celle d’une criminelle ? À cela s’ajoutait l’envie de réaliser un film en Corse. Même si je n’en suis pas originaire, ce territoire m’a toujours fasciné. J’ai été subjugué par sa beauté à chaque fois que j’y ai passé des vacances. J’avais toutefois ce sentiment qu’une réalité m’échappait complètement, que cette culture, même si elle ne cherchait pas à m’exclure, n’était pas la mienne. Avec ce film, j’ai voulu sonder ce sentiment d’étrangeté. Je suis un peu comme Melissa qu’interprète Hafsia Herzi. Elle débarque dans un monde très codifié dont elle ne connaît pas les usages ni les règles, et va essayer de se faire une place.
Pascal-Pierre Garbarini, quel rapport entretenez-vous avec cette culture, qui est la vôtre ?
PPG : Les Corses font partie de la République française, pour autant, ils ont leur propre identité, un mode de fonctionnement à part. Ce qui peut paraître anodin sur le continent prend des dimensions plus importantes ici. Cet apparent cliché correspond à une réalité tangible. Sur place, tout le monde se connaît ou presque. Sur plus de trois cent mille habitants, la moitié est corse. Ça représente finalement très peu de monde. Les informations circulent vite. Cet effet domino est très bien représenté dans le film de Stéphane.
Comment avez-vous composé avec ce cliché ?
SD : Dès l’écriture du film, je me sentais otage de ce cliché. Il a fallu l’assumer. J’ai passé du temps sur place, côtoyé un milieu que je ne connaissais pas. J’ai dû dépasser les a priori pour saisir la complexité des personnes que je rencontrais. Tout le projet du film est construit avec cet objectif : révéler, in fine, la réalité du monde décrit. Par ailleurs, je voulais m’éloigner des représentations que le cinéma fait habituellement de l’univers de la prison. Les détenus ne sont pas des bandits comme dans les films de gangsters. Ils sont humains, charmants parfois. Ils appartiennent à un système qui les a amenés à faire des pas de côté, à révéler leur part sombre.
Cette quête de vérité a-t-elle influencé la manière dont vous avez composé le casting ?
SD : Oui. Si pour des raisons de production nous avons tourné les séquences en prison à Compiègne, tous les acteurs venaient de Corse et la plupart n’avaient jamais joué auparavant. Cela faisait partie du projet dès le départ et c’est ce qui m’intéressait : filmer un territoire et ceux qui y vivent. Ils ont une manière de s’exprimer, de se tenir, qui leur appartient. On ne pouvait pas faire semblant. J’ai essayé de les filmer tels qu’ils sont, sans jamais les regarder ni de haut ni de trop loin. J’ai appliqué la même méthode pour Melissa, en restant au plus près d’elle, sans jugement ni complaisance. Ce choix esthétique était clair dès le départ.
Pascal-Pierre Garbarini, vous avez collaboré directement au scénario de Borgo. À quel moment êtes-vous arrivé sur ce projet ?
PPG : Très tôt. Avec Stéphane, nous sommes très complices. Mon rôle était d’éviter la caricature que nous évoquions. Il fallait que le langage soit le bon, que les situations soient cohérentes. Outre mes origines corses, mon métier d’avocat me permet de connaître assez bien le monde du crime organisé. Prenez la séquence où l’héroïne s’arrête à la pompe à essence. Elle reconnaît le jeune garçon de la prison et lui demande pourquoi il la suit. Il répond simplement : « Je n’ai pas besoin de te suivre pour savoir où tu es. » Tout ça, c’est la réalité. Il est difficile de se cacher en Corse. Concernant l’interprétation, il ne fallait pas avoir peur non plus d’être dans l’excès, car certains détenus jouent avec les clichés en parlant fort, uniquement en langue corse, pour marquer leur différence. Le voyou corse est à part par rapport au « milieu », il a une sorte de « noblesse ».
SD : Le regard de Pascal-Pierre sur le scénario était précieux. Il m’obligeait à affiner, à resserrer certaines choses pour être au plus juste. C’est lui qui m’a parlé de ces jeunes avec leurs armes qui visent l’horizon en pleine nature. J’ai trouvé l’image très forte, je l’ai gardée.
Aviez-vous des références en termes de représentation cinématographique de la Corse ?
SD : Le long métrage de Thierry de Peretti, Les Apaches (2013), a clairement changé la donne. C’est un film puissant qui montrait la Corse comme je ne l’avais jamais vue auparavant.
PPG : J’ai aimé Le Fils (1973), le film de Pierre Garnier-Deferre avec Yves Montand, Marcel Bozzuffi et Léa Massari. Outre les thrillers ou les drames, il y a également des comédies qui usent de la satire.
SD : Mon intention avec Borgo est double : m’éloigner d’une représentation caricaturale de la Corse mais aussi du monde carcéral. Le cinéma a tendance à mythifier la figure du bandit. J’ai voulu me placer à hauteur d’homme sans chercher à esthétiser quoi que ce soit.
Dès le début du film, l’héroïne et son mari sont victimes de racisme. En quoi cette dimension sociale vous paraissait-elle pertinente ?
SD : Là encore je suis parti du réel. En effectuant mes recherches, je me suis aperçu que les femmes qui exercent le métier de surveillante pénitentiaire sont en grande majorité issues de l’immigration. Étant donné que je raconte la trajectoire de quelqu’un qui débarque dans un univers dont il est étranger, cet aspect sociologique est important. Dès le début du film, Melissa et Moussa, son compagnon, sont victimes de racisme. Un racisme qui sera rapidement désamorcé, voire condamné. Mais l’aide qu’ils reçoivent est à double tranchant. Melissa devient redevable des personnes qui l’ont secourue. Une forme de manipulation se met en place.
PPG : En Corse, il y a une forte communauté portugaise et marocaine. N’oublions pas que ce sont les soldats marocains, les goumiers, qui en 1943 ont, avec les résistants insulaires, permis la libération de l’île de l’occupation de l’armée allemande et italienne. Beaucoup d’entre eux sont morts au champ d’honneur. La Corse leur doit énormément. Dans les faits, les communautés préfèrent aujourd’hui s’ignorer, chacun vit avec sa culture en bonne entente. L’histoire de l’île est ponctuée d’invasions, d’où ce rapport ambivalent teinté d’inquiétude vis-à-vis de ce qui vient de l’extérieur. Mais il est toujours possible de s’y intégrer.
Pourquoi avez-vous fait le choix d’avoir des images de vidéosurveillance dans le film ?
SD : J’avais en tête cette idée théorique dès le début. Différents points de vue s’entrechoquent. Ainsi, les images des caméras de surveillance de l’aéroport, censées tout dévoiler, ne saisissent finalement rien de la vérité. Les policiers qui mènent l’enquête sont complètement perdus. Ils n’ont pas les codes, d’autant plus qu’ils viennent du continent. Ils restent à distance des faits. Pour le spectateur, Melissa garde sa part de mystère. Qu’est-ce qui l’a poussée à agir de la sorte ? Mon regard de réalisateur est volontairement distancié pour ne pas avoir à la juge. Au spectateur, également, de trouver sa place.
PPG : Cette absence de jugement résonne avec ma position d’avocat. Un avocat ne cherche pas tant la vérité que les failles d’un dossier qui pourra éventuellement servir la défense de son client. Le citoyen que je suis et l’avocat sont dissociés.
Quelle est la singularité de l’unité carcérale où l’intrigue se déroule ?
SD : L’unité 2 de Borgo est très connue parce qu’elle fonctionne effectivement en régime ouvert et que les détenus sont tous corses. Il y règne une atmosphère qui n’existe nulle part ailleurs. Certains surnomment l’unité « le Club Med », d’autres « l’hôpital » parce que tout y est très silencieux. Les gens ne hurlent pas, se parlent calmement. Les détenus tutoient les surveillants. Tout le monde s’appelle par son prénom. Au même titre que la Corse est singulière dans le paysage administratif français, le fonctionnement de cette prison est unique dans le système carcéral.
PPG : En Corse, la petite délinquance n’existe pas vraiment. À Borgo, les détenus appartiennent en général au monde du crime organisé. Et s’il existe des divergences entre eux, dans l’enceinte de la prison, il règne une paix sociale. Cet accord tacite est accepté par tous.
SD : Comme le dit la directrice de la prison, incarnée par Florence Loiret-Caille : « Dans l’unité 2, ce sont les détenus qui surveillent les gardiens et non l’inverse ».
BORGO
Réalisé par Stéphane Demoustier
Écrit par Stéphane Demoustier avec la collaboration de Pascal-Pierre Garbarini
Image : David Chambille
Musique : Philippe Sarde
Production déléguée : Petit Film
Distribution : Le Pacte
Sortie le 17 avril 2024
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