Comment naît votre documentaire ? De l’envie de consacrer un film aux migrants ou de signer un portrait de Marie-José Tubiana, cette ethnologue à la retraite, éminente spécialiste du Darfour ?
Tout part d’une rencontre avec des réfugiés dans la jungle de Calais en 2015, où je me suis rendu sans caméra, juste pour voir et comprendre ce qui s’y passait. J’avais prévu d’y passer quelques jours et j’y suis resté tout l’été car j’ai été happé par tout ce qui s’y jouait. À cette époque-là, la jungle regroupait des réfugiés afghans, érythréens et soudanais. J’ai discuté avec chacun d’entre eux tout en essayant de les aider au mieux au quotidien : les conduire jusqu’à un hôpital en cas de besoin, leur permettre de rencontrer un avocat, leur trouver des vêtements…
Pourquoi avoir choisi de traiter spécifiquement des réfugiés soudanais dans votre film ?
Parce que leur histoire – liée au génocide du Darfour – est celle que je connaissais le moins bien. C’est une région vers laquelle très peu de caméras se sont tournées alors que la guerre civile y a encore cours, avec son lot de massacres.
Comment avez-vous construit votre documentaire ?
Il se trouve que l’un de ces réfugiés soudanais, âgé de 25 ans, s’est fait renverser par un camion alors qu’il circulait à vélo. À cause de cet accident, il a failli perdre sa jambe et a passé plus d’un an à l’hôpital. Quand il est sorti, le médecin lui a expliqué qu’il serait impossible pour lui de vivre dans un foyer et qu’il devait être pris en charge. Je l’ai donc accueilli dans ma famille et on l’a accompagné pour qu’il se reconstruise physiquement et moralement, alors qu’il avait vu son frère être abattu devant lui au Soudan, et qu’il avait lui-même été laissé pour mort. Il m’a raconté cette histoire une fois et s’est écroulé. Je ne lui ai plus jamais reposé de questions. Mais cela a renforcé mon envie de me renseigner sur son pays. Je me suis mis à lire les livres de Marie-José Tubiana avant qu’un jour on m’explique qu’elle vivait à Paris et que, bien que retraitée, elle restait très active. On m’a incité à la rencontrer.
Comment s’est passé votre premier contact ?
Je lui ai parlé du réfugié que j’hébergeais chez moi, mais aussi de mon envie de réaliser un documentaire autour de l’histoire contemporaine du Darfour. Elle m’a proposé de venir la voir chez elle. Quand je suis arrivé, elle était en train de terminer une de ses séances de travail avec des réfugiés. Et quand je l’ai vue se rasseoir entre deux Soudanais et leur demander de lui raconter précisément l’attaque de leurs villages afin de les aider à authentifier leur récit et compléter leur dossier de demandeurs d’asile, j’ai su qu’il fallait que je sois à cette place d’observateur, dans son appartement, pour réaliser ce documentaire. J’aimais son approche pour venir en aide aux réfugiés qui allait au-delà d’un engagement moral et humaniste : un savoir qui reposait sur tout un travail de chercheuse mû par une volonté de la connaissance d’autrui et qui n’aurait pu « que » servir à d’autres chercheurs si elle ne l’avait pas mis au service de ces réfugiés pour changer leur vie.
Marie-José Tubiana a aussi été une élève de Jean Rouch. Elle a appris à manipuler une caméra avec lui et signé différents films en 16mm qu’on peut voir dans La Combattante. Vous le saviez avant de la rencontrer ?
Non, c’est peu à peu que je vais découvrir la richesse de son parcours depuis 1956 et du fonds de ses archives (films, photos…) dont des rushes dans ses placards qu’elle n’avait jamais utilisés. Là encore, ça n’a fait que renforcer mon envie de parler du Darfour à travers son portrait.
Elle a tout de suite été partante ?
On s’est très bien entendus dès le départ, mais elle avait quelques réticences. C’est en lui montrant mes films précédents que je l’ai d’abord convaincue de mon approche qui, au fond, se rapprochait de la sienne : raconter la grande Histoire à partir des petites histoires que je prends le temps d’observer. À la manière de son travail de sociologue. Dans un premier temps, elle a accepté de m’aider mais sans vouloir être au centre du récit. Elle souhaitait que ce documentaire parle d’abord et avant tout des réfugiés. Mais, au fil des semaines, j’ai réussi à la convaincre de mon intime conviction : brosser son portrait me permettrait de parler encore mieux des réfugiés, du Darfour d’avant le génocide qu’elle avait documenté par ses photos et ses films – un pays heureux, luxuriant, pratiquant un islam doux avec des relations plutôt apaisées entre les différentes tribus qui le composent – mais aussi de raconter son métier d’ethnologue. J’avais le désir de montrer l’application concrète de ses recherches en solitaire pendant trois décennies et comment l’Histoire avec un H majuscule l’a rattrapée.
Comment avez-vous construit le dispositif de captation de ses échanges avec ces réfugiés soudanais qui viennent lui demander de l’aide ?
J’ai d’abord assisté à de nombreuses séances de travail sans caméra pour comprendre comment ça se passait et ce qui s’y disait. À partir de là, j’ai repéré où placer ma caméra pour filmer ces entretiens en dérangeant le moins possible, mais aussi les micros car il était hors de question de faire venir un ingénieur du son ou une perche qui se seraient révélés très perturbateurs. Avant de me lancer, j’ai rencontré tous les réfugiés en leur expliquant ma démarche et en leur demandant l’autorisation de filmer leurs échanges avec Marie-José. Certains ont décliné et je comprends très bien pourquoi. Pour les autres, je me mettais dans un petit coin de la pièce et je restais silencieux pendant les 4 ou 5 heures que duraient généralement ces échanges. Je trouvais cette idée de huis clos très cinématographique pour emmener le spectateur dans ce « salon-monde » et lui faire vivre la même expérience que celle que je vivais. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de ne pas aller au Darfour pour essayer de faire des images mais que tout le Darfour serait uniquement documenté par les archives de Marie-José.
Le montage commence pendant ces trois années consacrées au tournage ?
La Combattante est principalement un film de montage et mon travail de réalisateur se joue beaucoup à cette étape. En parallèle du tournage, Anabelle, l’assistante de mon monteur Luc Martel, a travaillé sur toutes les archives de Marie-José pendant que Luc se concentrait, lui, sur les entretiens en dégageant au fur et à mesure les parties les plus intéressantes. Grâce à cela, j’ai pu décider quelle partie du témoignage de chacun j’allais pouvoir utiliser pour illustrer la trame que j’avais imaginée : remonter le fil de l’histoire en partant du Darfour en paix, puis présenter tour à tour des témoignages sur les massacres eux-mêmes, sur les conséquences de ces massacres -–la vie dans les camps, qui peut s’étaler pendant dix ans chez certains –, sur l’odyssée pour venir jusqu’en France et sur la traversée de la Méditerranée. En tissant bien évidemment le récit de la vie de Marie-José à travers ses carnets de route. Le défi était de parvenir à articuler tous ces éléments pour parler du Darfour d’hier et d’aujourd’hui, sans déséquilibre.
Comment sait-on qu’on peut s’arrêter de filmer ?
Quand, à un moment donné, je comprends que j’ai les témoignages qui me permettent de terminer le récit tel qu’on l’a construit et que sinon, je vais finir par bégayer ou par me noyer. Mais La Combattante a vraiment été un film au long cours, qui a duré quatre ans : trois ans de tournage et un montage étalé sur une année entière.
LA COMBATTANTE
Réalisation et Image : Camille Ponsin
Montage : Luc Martel
Musique : Pauline Buet, Jonathan Saguez et Emmanuel Touchar
Production : Minima Productions
Distribution : KMBO
Sortie en salles le 5 octobre 2022
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