Saviez-vous dès le départ que vous mêleriez comédiens et non-acteurs dans votre film ?
Non, car en écrivant La Fracture, je cherchais avant tout à savoir comment parvenir à développer une fiction à partir d’éléments réels. À veiller à ce que le mélange entre ce que j’ai pu vivre moi-même –le personnage de Raf, que joue Valeria Bruni Tedeschi, m’est très proche – ce que j’ai pu entendre et observer, ne produise pas un mélange indigeste mais reste le plus fidèle possible à ce qui se passe dans un service d’urgence d’hôpital. Je ne pensais pas à ceux qui incarneraient mes personnages à ce moment-là.
À quel moment cette réflexion a-t-elle eu lieu ?
Une fois le scénario terminé. J’ai alors pris conscience qu’il ne représentait qu’un simple tremplin sur lequel il allait falloir rebondir pour y amener de la vie. C’est là que m’est venue l’idée de faire appel – pour la première fois – à des non-acteurs afin qu’ils apportent leur professionnalisme de soignants et donnent de la vie et de la chair aux situations et aux dialogues que j’avais imaginés. J’ai passé une annonce et auditionné beaucoup, beaucoup de monde. On était dans un moment où chacun avait besoin de parler, de raconter ce premier confinement, les difficultés traversées dans cette période si étrange, tellement dense. En faisant ces essais avec les différents soignants, je me suis rendu compte que, par leur expertise, ils m’amenaient une vérité bien plus forte. Ensuite, sur le plateau, acteurs et non-acteurs ont été au même niveau. Aucun savoir-faire ne l’emportait sur l’autre. Ce fut une parfaite complémentarité.
En quoi ont consisté les essais avec les non-acteurs ?
Au départ, je ne voulais pas forcément leur faire travailler des scènes du film. Et puis j’ai tout de même voulu savoir comme ils seraient capables de se débrouiller avec le texte, mais aussi comment nos échanges allaient me permettre d’améliorer mon scénario. Donc, plutôt que les dialogues précis, je leur donnais les intentions de la scène et les laissais jouer. Cet échange s’est ensuite prolongé sur le tournage où j’ai intégré certaines de leurs phrases ou de leurs réflexions. De manière tout à fait naturelle car sur ce décor, ils étaient comme chez eux ! Certains arrivaient même avec leurs propres tenues et accessoires. Il y a au fond beaucoup de similitudes entre une équipe de tournage et une équipe de soignants. Mais tous ceux que j’ai choisis avaient un vrai talent d’acteur. Je l’avais repéré dans la manière très fluide dont ils s’étaient emparés de ce qu’ils avaient à jouer. Ils arrivaient aussi à le reproduire plusieurs fois en étant capables de répondre aux directions que je leur donnais.
Vous avez beaucoup répété avec eux ?
Répéter a été impossible car on n’a eu le décor qu’au tout dernier moment. En plus, les tournages étant décalés à cause du confinement, les comédiens n’étaient pas libres. Donc tout est parti sur des chapeaux de roue, en ayant à peine eu le temps de faire connaissance. Ce fut finalement un mal pour un bien car c’est ainsi que ça se passe aux urgences : rien n’est programmé. Et puis, dans cette période étrange et mortifère, il y avait l’idée qu’avec ce tournage, on arrachait chaque journée puisque tout se serait arrêté au moindre cas de Covid. On a vécu en permanence avec cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.
Parmi les non-acteurs de La Fracture, on remarque tout particulièrement Aïssatou Diallo Sagna, aide-soignante de métier. Qu’est-ce qui vous avait frappée chez elle ?
Pour ce personnage avec de nombreuses scènes difficiles, j’avais d’abord pensé prendre une comédienne. Mais très vite, je me suis rendu compte qu’aucune jeune actrice n’avait l’autorité nécessaire pour ce rôle ni la capacité à faire spontanément les gestes indispensables. J’ai alors changé mon fusil d’épaule et commencé à chercher une jeune femme issue du personnel soignant. Aïssatou était venue pour faire de la figuration.
À partir de là, on a creusé les choses ensemble. Au départ, elle était très pudique, très fermée. On s’est vues quatre ou cinq fois. Mais c’est sur le plateau que tout s’est cristallisé. Dès que la caméra la filmait, il se produisait quelque chose de fascinant mêlant douceur, compassion et précision. C’est dans la scène de la prise d’otages qu’elle m’a le plus étonnée et bouleversée, allant au-delà de ce que j’imaginais. Sans sa présence, tous mes personnages auraient fonctionné sur le même registre hyper speed. La rencontrer a été une chance pour moi et pour le film. Son personnage devient au fil des minutes le cœur et le poumon du récit.
Avec le recul, quels souvenirs garderez-vous de ce tournage avec les soignants ?
J’ai vu à quel point leur présence remettait chacun de nous à sa place sur le plateau. Les soignants ont rendu les acteurs meilleurs en transmettant leur connaissance de leur métier et du quotidien d’un service d’urgence. Ils ont apporté une assise dans leur jeu. Ils ont aidé à atteindre cette vérité que j’ambitionnais. Mais plus que de jouer dans un film, je crois qu’il était très important pour eux de témoigner sur leurs conditions de travail. Ils voulaient faire passer ce message que l’hôpital ne va pas bien du tout en ce moment, que bon nombre d’entre eux ont démissionné suite à des burn-out, que des lits ont été fermés. Qu’ils se sentent un peu roulés dans la farine en touchant des salaires dérisoires malgré leur investissement total…
LA FRACTURE
Scénario : Catherine Corsini avec la collaboration de Laurette Polmanss et Agnès Feuvre
Photographie : Jeanne Lapoirie
Montage Frédéric Baillehaiche
Musique Romain Couderc
Production : Chaz Productions, France 3 Cinéma, Auvergne Rhône-Alpes Cinéma, Le Pacte
Distribution : Le Pacte
Ventes internationales : Kinology