L’adaptation de Chanson douce a débuté de façon rocambolesque. La réalisatrice choisie par Leïla Slimani pour porter à l’écran son roman, en collaboration avec Jérémie Elkaïm au scénario, a dû se désengager du projet. Lucie Borleteau, approchée initialement par la maison d’édition Gallimard et les producteurs alors envisagés, est recontactée quelques temps plus tard par Why Not Productions. La société, avec qui la réalisatrice a collaboré à plusieurs reprises, a hérité du projet et lui propose de travailler sur cette œuvre de commande. Une expérience inédite pour la cinéaste en quête de nouveaux défis à relever. Portée par le désir de mettre en images cette histoire fascinante et de retranscrire les émotions provoquées par la lecture du roman, Lucie Borleteau se lance dans l’aventure.
Un roman cinématographique
« Il y a, dans le roman de Leïla Simani, une matière cinématographique évidente qui m’a d’emblée enthousiasmée. Une tension qui va crescendo, des personnages complexes, une temporalité précise, des images fortes qui se dessinent à travers les détails foisonnants. J’ai de suite eu en tête le cinéma de Claude Chabrol et de Roman Polanski, qui m’a guidée dans l’ambiance à insuffler et dans la direction que le film allait prendre » raconte la réalisatrice. « J’ai découvert que le travail d’adaptation d’une œuvre impliquait de nombreux choix à faire. Quels personnages garder ? Quel point de vue adopter ? Comment mêler thriller intime et satire social ? Toutes ces questions, Jérémie y a répondu à l’écriture du scénario. Il a su s’approprier l’histoire tout en respectant l’âme du roman ».
Écrire un scénario d’adaptation
Transformer la matière littéraire en une matière cinématographique… telle est l’œuvre du scénariste, dont l’art semble requérir des talents d’alchimiste. Outil de fabrication sur lequel le film se bâtit, le scénario est un support de travail amené à disparaître au moment du tournage. « Le scénario est essentiel mais pas immuable, révèle Jérémie Elkaïm. C’est un objet qui permet d’harmoniser la sensibilité de l’auteur, celle du scénariste et celle du metteur en scène. ».
Le scénariste insiste néanmoins sur les qualités de la rédaction du scénario, loin d‘être anodine : « Le soin que l’on y apporte, les détails que l’on fournit traduisent une émotion particulière qui orientera telle ou telle scène. La façon d’écrire un scénario a une influence directe sur la fabrication du film. »
Discipline et rigueur semblent être l’adage du scénariste pour qui le travail d’adaptation littéraire est un exercice d’écriture scénaristique particulier : « Avant la phase d’écriture, j’ai effectué trois lectures méthodiques de Chanson douce pour en extraire la substantifique moelle, le socle sur lequel la réalisatrice s’appuierait pour créer des images à partir des mots. C’est comme si je me faisais l’interprète de l’auteur et que je traduisais son histoire en langage cinématographique. Le metteur en scène s’approprie alors le scénario, le malaxe, le transforme à son tour. Le point commun entre nos trois métiers est que nous sommes au service de l’histoire ».
Trouver la musicalité du film
Le scénario évolue, connaît plusieurs versions jusqu’à « trouver la musicalité du film » explique Lucie Borleteau. « La structure initiale du film a beaucoup évolué », ajoute la cinéaste. « J’ai demandé à Jérémie de retravailler le scénario afin de développer l’univers de Louise et de ne pas se limiter au huis clos familial. Il était important de permettre l’identification à ce personnage à la fois troublant et touchant, de la rendre humaine afin d’éviter tout jugement moral. Selon moi, l’une des forces du roman est ce qu’il dit de la société, ce rapport de classe transposé dans la sphère intime.».
Il a fallu également insuffler des respirations, des moments de légèreté, délayer la tension tout au long du film pour ne pas étouffer les spectateurs sous la gravité du propos. « Aujourd’hui, je ne sais plus ce qui ce qui provient du livre, ou ce que nous avons imaginé » ajoute la réalisatrice. « Je crois que c’est bon signe ! ».
S’autoriser une liberté totale
Existerait-il une recette particulière pour écrire un bon scénario d’adaptation ? Comment se traduit alors la fidélité à l’auteur ? Celui-ci est-il nécessairement impliqué dans l’écriture scénaristique ?
« L’écriture d’un scénario est très différente de celle d’un roman : ce n’est ni le même format, ni le même récit. On ne s’adresse pas aux lecteurs comme on s’adresse aux spectateurs. L’histoire à raconter ne répond pas aux mêmes codes. Il suffit d’essayer de jouer des dialogues tirés d’un roman pour se rendre compte de l’effet ampoulé qu’ils peuvent avoir à l’oral. Et c’est une chance ! Il n’y aurait aucun intérêt à plaquer un roman sur grand écran » abonde Jérémie Elkaïm.
Recevoir l’aval de l’auteur est certes libérateur voire « sécurisant ». Mais la réelle préoccupation dont scénaristes et metteurs en scène se méfient reste la révérence envers les grands romans : « La puissance de l’écriture de Leïla Slimani m’a impressionné, rapporte le scénariste. Le plus délicat est de s’autoriser alors cette liberté totale envers le roman. Il faut s’en repaitre comme d’un bon repas et prendre le temps de l’assimiler. Le travail de création ou de recréation implique nécessairement une subjectivité. Mais interpréter ne veut pas dire trahir ».
La nécessaire distanciation
« Le bébé est mort ». La première phrase de Chanson douce résonne avec horreur. C’est un fait divers d’Outre-Atlantique qui a donné à Leïla Slimani l’idée d’écrire ce roman glaçant. Une nourrice a tenté de se suicider après avoir poignardé les deux enfants qu’elle gardait. L’auteur a laissé libre cours à son imagination pour construire ses personnages, révélant être à l’époque elle-même à la recherche d’une nounou pour son bébé âgé de quelques mois. « Le fait d’imaginer tout ce qui pouvait se passer de plus atroce, de décrire un cauchemar terrible a été d'une certaine façon libérateur. Cela m’a permis d’exorciser mes craintes » raconte l’auteur. Un trait commun à Lucie Borleteau, elle-même jeune maman au moment du tournage : « Alors que l’histoire aurait pu faire écho à ma vie privée, son côté horrifique ne m’a pas effrayée. A partir du moment où l’on adapte une œuvre, la distanciation se fait spontanément. Même si, paradoxalement, le travail d’adaptation est à mon sens un moyen de se raccrocher à des personnes qui nous sont proches : c’est en s’inspirant de son entourage que l’on donne vie à des personnages que l’on a envie de défendre ».
Provoquer le désir de jeu
Le choix de Karin Viard pour interpréter Louise, la nounou infanticide, aurait de quoi surprendre, tant l’actrice au capital sympathie manifeste semble aux antipodes du personnage frêle et mutique du roman. « Il n’y a pas d’adaptation sans incarnation, rappelle la réalisatrice. Karin Viard s’est révélé la candidate idéale pour jouer ce personnage d’une force incroyable. Son tempérament habituellement jovial, qui inspire facilement la confiance, nous a permis de faire dissoner le personnage de Louise de façon encore plus marquée, de l’emmener vers des aspects inquiétants, tranchés. C’est le propre de l’acteur que d’incarner, et non de ressembler. »
Tonalité donnée, direction choisie, atmosphère crée, tension ou légèreté… autant d’indications contenues dans le scénario qui vont alors faciliter l’interprétation des acteurs. « Jérémie étant à la fois scénariste et acteur, il sait instinctivement quelle matière donner aux comédiens. Les scènes qu’il a écrites étaient d’emblée un formidable terrain de jeu. Dans le roman, ce sont les personnages qui sont souvent sources d’inspiration ; à travers le scénario, ce sont les situations, les scènes décrites qui provoquent le désir de jeu » précise la réalisatrice.
Le film, dont le tournage s’est achevé fin juillet 2018, séduit déjà par son casting prometteur (Leïla Bekhti, Karin Viard et Antoine Reinartz). Sortie en salles prévue le 27 novembre 2019.