Comment vous êtes-vous rencontrés avec Dominique Gonzalez-Foerster ?
Je la connais depuis 1984, l’année où je suis entré comme professeur à l’école des Beaux-Arts de Grenoble. Dominique était mon élève. Une étudiante dont j’ai perçu dès les premiers jours l’immense talent. Une amitié fusionnelle est née à ce moment-là et ne s’est jamais démentie en près de quarante ans. Une confiance totale et immédiate en son travail aussi. Notre première collaboration remonte à 1985 où je l’engage comme assistante sur une exposition que je fais au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. En parallèle, elle développe sa propre pratique artistique qui la conduira notamment à être lauréate du prix Marcel Duchamp en 2002. L’art, dans les années 80, était assez cloisonné : peinture, sculpture, photographie, architecture, littérature… Nous nous sommes tous les deux évertués à faire exploser les barrières.
De quand date votre premier rendez-vous avec Christophe ?
Je suis de sa génération donc ma première rencontre avec Christophe fut sonore, à l’adolescence, en 1965, avec ses chansons Aline et Les Marionnettes. Mais notre vraie première rencontre date de décembre 2001 grâce à une amie journaliste qui le connaissait et savait qu’il recherchait des plasticiens pour l’accompagner pour son grand retour sur scène à l’Olympia en 2002. À ce moment-là, je dirigeais une résidence d’artistes au Palais de Tokyo où je travaillais, là encore avec Dominique. On l’a donc rencontré ensemble pour lui montrer notre travail et très vite, il y a eu une sorte d’osmose entre nous : un intérêt mutuel doublé d’une confiance. Quelques jours plus tard, il nous appelait pour nous dire qu’il nous avait choisis pour faire des images pour sa scénographie. Il nous a donc invités aux répétitions. C’est là que j’ai commencé à le filmer avec une petite caméra. Pas pour mettre ces images dans le spectacle mais pour s’imprégner de lui, de sa gestuelle. Au fil des jours, il s’est habitué à ma présence et à ma petite caméra. Et je n’ai jamais arrêté jusqu’à sa disparition…
Vous pensiez déjà réaliser un documentaire à cette époque ?
Pas du tout. Tout a basculé quand Canal+ nous a demandé de faire la captation de cet Olympia 2002. Étant toujours enseignant, je me suis entouré de certains de mes étudiants en leur donnant des directions très précises sur ce que je voulais et je les ai placés à différents endroits de l’Olympia. Moi, je restais toujours au plus près de lui, dans la loge ou dans les couloirs, dans les moments les plus intimes où il n’admettait personne d’autre à ses côtés. J’ai donc commencé à accumuler une bande d’images d’exception. J’en ai très peu utilisé dans le DVD de la captation car je savais que j’aurais un jour l’occasion d’en faire un documentaire. Mais comme Christophe le dit si bien lui-même dans une de ses chansons – « elle aime le début mais pas la fin » –, ce film en continu, toujours en train de se fabriquer, n’aurait jamais été terminé de son vivant. Christophe ne nous aurait jamais dit : « On arrête et on se met au montage. » Et c’est donc malheureusement sa disparition qui a provoqué tout cela. Avec Dominique, on s’est alors posé pour se demander comment restituer, comment ressusciter, comment réinventer Christophe. Je savais qu’on avait la matière pour y parvenir.
Comment vous répartissez-vous le travail ?
Pendant que je constituais cette banque d’images, que j’amenais ma manière de filmer, ma sensibilité picturale, Dominique faisait avec Christophe un gros travail de dialogues, de compréhension de ses états artistiques pour me guider, afin que ce que je filmais soit en correspondance avec ce qu’il était. C’est elle qui a ordonné et scénarisé ce documentaire. Elle qui a pris à bras-le-corps le montage avec Carole Lepage. Elle qui a donné un sens, un début et une fin à ce Christophe...définitivement, dans un dialogue permanent avec moi.
Combien d’heures de rushes aviez-vous ?
Environ 70 heures.
Comment avez-vous commencé à vous en emparer ?
Avec Dominique, on a fait un premier tri où on a d’abord décidé de ne garder quasi exclusivement que les images de Christophe seul, en mettant de côté celles où il échangeait longuement avec ses musiciens. On a voulu en quelque sorte se recentrer sur notre sujet. Avec quelques exceptions évidemment, notamment ces moments avec son « maître de musique », Christophe van Huffel alias « Tof », son plus proche complice pendant ses créations, qui a assuré la supervision musicale et le mixage de Christophe… définitivement.
Vous restituez à l’écran un collage visuel et sonore qui traduit en images et sons ce qu’étaient Christophe, ses chansons et ses concerts. Comment le construisez-vous ?
Il y a des lignes directrices nées du matériau qu’on avait entre nos mains et nous avons joué avec ce qui nous faisait défaut. Par exemple, le son de sortie directe de la console de son concert de 2009 que j’avais filmé avait totalement disparu. On avait en notre possession seulement le son de ma caméra On a donc choisi de commencer certaines chansons comme Le Tourne-cœur ou Aline avec le son de 2002 et de les terminer avec celui de 2009 de ma caméra. Au départ, les gens autour de nous craignaient que ce soit totalement dissonant et inconfortable à l’oreille. Mais pour nous, il était évident que ça allait amener une fragilité qui nous rapprochait encore plus de Christophe. La dernière chanson du film, Les Mots bleus, se termine ainsi juste avec sa voix nue. On perd une séduction musicale mais on gagne en émotion, en complicité.
Quel Christophe vouliez-vous montrer dans ce documentaire ?
Rester dans la droite lignée de nos échanges. Entre Christophe et nous deux, c’est une histoire d’amour. Une intimité et une complicité tout en pudeur. Derrière ma caméra, je ne parlais presque pas avec lui, même quand il m’interpellait comme on peut le voir dans le documentaire. Je ne voulais pas répondre car je n’étais pas le sujet. Le sujet, c’était Christophe et lui seul ! Il n’y avait de toute façon pas vraiment la place pour dialoguer avec lui. Car Christophe, c’était un moteur à idées, une machinerie à poésie qui tout d’un coup pouvait s’éteindre et rentrer dans une mélancolie insondable et silencieuse. Elle venait parfois de l’incompréhension de son entourage même le plus proche car il avait du mal à se faire comprendre. Il était d’une telle exigence doublée d’une créativité à fleur de peau.
En revisionnant ces images, avez-vous redécouvert certains aspects de sa personnalité ?
En revoyant certains gros plans de profil où on le voit chanter, sa mâchoire, ses cordes vocales vibrer, j’ai soudain eu l’impression de voir devant moi comme un sculpteur. Et sur le moment je n’avais pas saisi tous ces détails, la puissance de sa force et de son engagement.
Saviez-vous dès le départ que Christophe…définitivement serait un film pour le cinéma ?
Pour moi, dès que je vois des images bout à bout c’est du cinéma ! Il était donc évident, oui, qu’il s’agirait d’un film de cinéma même si, au départ, nous n’étions pas sûrs de trouver un moyen de le distribuer. L’idée était de réaliser un film à vocation populaire mais avec notre exigence d’artistes contemporains.
Partir de 70 heures de rushes pour arriver à une durée finale de 1 h 26 a-t-il été une gageure ?
On aurait pu rajouter une chanson ou deux en plus mais le film aurait alors pris un aspect plus « concert » où on aurait fini par abîmer notre colonne vertébrale. On avait évidemment la matière de faire plus long mais il y aurait eu des redites. Donc cette durée-là est vraiment celle qui convenait au film que nous avions en tête.
Christophe… Définitivement
Images : Ange Leccia
Montage : Carole Lepage
Production : Haut et Court Doc et Anna Lena Films
Distribution : New Story
Sortie le 8 mars 2023