Melville cinéaste résistant
Jean-Pierre Melville, né Grumbach, s’est engagé dans la Résistance sur le sol français. Il parvient à rejoindre Londres en 1943 où il adopte définitivement le pseudonyme de Melville en hommage à l’auteur de Moby Dick. La même année, le romancier et journaliste Joseph Kessel, résistant lui-même, publie (à Alger) L’Armée des ombres, une plongée dans le quotidien de ces hommes et femmes en lutte contre l’occupant nazi. Les problèmes de ravitaillement, de planque, le nécessaire secret, tout est vrai. Kessel a seulement changé les lieux et les noms afin de ne « griller » aucun réseau. A noter, la séquence londonienne du film n’est pas dans le roman et s’inspire directement des souvenirs de Melville. L’exergue du film emprunté à Georges Courteline en dit long : « Mauvais souvenirs ! Soyez les bienvenus vous êtes ma jeunesse lointaine. »
Un projet porté pendant 25 ans
Dès la fin de la guerre, heureux d’avoir échappé à la mort, notamment lors de la bataille de Monte Cassino en 1944, Jean-Pierre Melville se promet de réaliser son rêve : devenir réalisateur. Mais L’Armée des ombres est un « trop gros morceau ». Il se lance alors, avec très peu de moyens, dans l’adaptation du Silence de la mer de Vercors, une nouvelle publiée clandestinement sur la présence d’un occupant allemand dans une maison. Melville l’a sûrement lue à Londres. Il traitera de nouveau de l’Occupation dans Léon Morin, prêtre dans lequel une jeune veuve développe une complicité troublante avec le curé du village. Mais son projet d’évoquer la Résistance, qu’il a connue, est toujours en suspens. Ce n’est qu’après avoir signé une série de polars mythologiques (Le doulos, L’aîné des Ferchaux, Le Deuxième souffle, Le Samouraï) qu’il verra enfin l’opportunité de le concrétiser. Et cela grâce au producteur Robert Dorfmann.
Un incendie à l’origine du film
C’est véritablement l’incendie de ses studios, rue Jenner, dans le 13ème arrondissement de Paris, qui conduit Jean-Pierre Melville à envisager sa carrière autrement. En froid avec les frères Hakim, producteurs du Samouraï, il cherche un autre abri et un autre producteur. Ce sera Robert Dorfmann, l’homme de Jeux Interdits et de La Grande Vadrouille. Le roi du box-office envoie son fils, Jacques, qu’il souhaite prendre comme producteur associé, au rendez-vous avec Melville. Là, le cinéaste joue son va-tout : « On ne va pas faire un film ensemble, mais deux, car aucun réalisateur ne rate deux films de suite. » Le producteur va lui confier un budget très confortable. A lui seul, le plan d’ouverture où les Allemands défilent sur les Champs-Elysées a coûté 25 millions de francs. Pour y parvenir, il avait obtenu une autorisation exceptionnelle, car à l’époque il était inenvisageable de mettre des Allemands en uniforme sur les Champs, même pour un tournage…
Lino Ventura est Gerbier
Jean-Pierre Melville ne peut imaginer personne d’autre que Lino Ventura, avec lequel il vient de tourner Le Deuxième souffle, dans le rôle de Gerbier, inspiré de Jean Pierre-Bloch et de Paul Rivière, assistant du Général de Gaulle. Ventura interprète un résistant emprisonné dans un camp d’internement, qui parvient à s’évader lors d’un transfert au siège de la Gestapo. Il lui faut sauver des compagnons, se méfier des traîtres, sentir ceux qui peuvent craquer. Le silence est son arme la plus redoutable. Visage figé, mâchoire serrée, Lino Ventura est bouleversant et l’on perçoit sans cesse les dilemmes intérieurs qui le rongent. D’autant plus que le tournage a été très tendu entre le comédien et le réalisateur autoritaire qui ne s’adressaient pas la parole directement sur le plateau.
De la couleur
Pour trancher avec les récits romanesques sur la guerre, Jean-Pierre Melville envisage un traitement particulier de la couleur dans le film. Ce n’est que le deuxième film qu’il tourne en couleur. Il fait appel au directeur de la photographie Pierre Lhomme, récemment disparu, qui a collaboré avec Jean-Paul Rappeneau et Philippe de Broca. C’est la première fois que les deux hommes travaillent ensemble. Pierre Lhomme racontait que le tournage avait été « un apprentissage et une mise à l’épreuve quotidienne. » Mais l’exigence du cinéaste a donné au film ce dégradé inouï de gris qui enferme les protagonistes dans une longue épreuve.