Ce Léopard d’honneur est l’occasion de venir présenter pour la première fois votre œuvre à Locarno. Que représente ce prix pour vous ?
Le prestige du festival de Locarno est comparable à celui de Cannes, Venise ou Berlin. Sa particularité est peut-être de faire cohabiter un cinéma à vocation populaire et des œuvres expérimentales, qui explorent des nouveaux territoires. Assister à la traditionnelle projection en plein air sur la Piazza Grande au milieu de milliers de spectateurs est d’ailleurs impressionnant ! Je me souviens d’une expérience similaire en 1982 à Istanbul. Yilmaz Güney m’avait invité à une projection de Yol, la permission, organisée dans un stade de basket-ball. Il y avait presque autant de monde. Avec Yilmaz, nous venions de recevoir chacun une Palme d’or, lui pour Yol, moi, pour Missing. Pour revenir à Locarno et à ce prix, je suis bien sûr très honoré. Cela m’oblige à me replonger dans mes œuvres de jeunesse. Mes deux premiers films, Compartiment tueurs (1965) et Un homme de trop (1967), sont, en effet, projetés pour accompagner cette célébration. Compartiment tueurs a même eu les honneurs de la Piazza Grande.
Vous avez affirmé devant le public de Locarno que si vous étiez un jeune cinéaste, le monde d’aujourd’hui vous offrirait une multitude de sujets à aborder. Lesquels précisément ?
Lorsque j’étais jeune moi-même, le monde était déjà suffisamment en ébullition pour m’inspirer. L’important, finalement, n’est pas tant le thème que vous cherchez à aborder que l’histoire que vous pouvez extraire d’un contexte particulier. Un cinéaste est d’abord un raconteur d’histoires. Il a en cela un pouvoir énorme sur le réel, donc avec le monde qui l’entoure. Ce pouvoir n’a rien à voir avec celui des politiques qui peuvent influer sur la vie de tout un chacun. Non, le pouvoir de l’artiste est de poser son regard sur les choses, de donner à voir. Qu’est-ce qui guide notre monde actuel ? L’argent et la religion. Bien sûr, il en a toujours été ainsi mais dans les années 1960, par exemple, nous avions la possibilité de choisir des chemins de traverse, d’aborder la vie différemment. Aujourd’hui, cette liberté a été étouffée. Les courbes économiques dictent plus ou moins directement nos existences. Comment réussir à parler de ça à travers un film ? C’est compliqué.
J’ai essayé avec mes deux derniers longs métrages : Le Capital (2012) et Adults in the Room (2019). L’argent renvoie à la fois à quelque chose de très concret et d’abstrait. La dictature de la finance est très complexe et la traiter de manière binaire, avec des méchants et des gentils, n’a aucun intérêt. Je déplore que plus personne ne parle aujourd’hui de la situation économique catastrophique dans laquelle est plongée la Grèce. Les jeunes cinéastes doivent s’emparer de ces questions. Un artiste a le devoir de parler de sujets même s’ils ne sont plus à la mode dans les médias. J’évoquais plus haut le pouvoir de l’argent, mais je pourrais tenir le même discours concernant le fanatisme religieux qui, bien souvent d’ailleurs, est lié aux questions économiques.
Quel pouvoir à un film face à cette domination idéologique, spirituelle ou économique ?
Comme je le répète souvent aux étudiants en cinéma que j’ai la chance de rencontrer : « L’important n’est pas de savoir si votre film sera un succès ou non, mais qu’il existe ! ». Votre film peut être un échec en salles et se retrouver un jour diffusé à la télévision, dans un festival... et rencontrer un autre public. Un cinéaste se bat pour faire exister ses idées, ses intuitions. Une fois qu’il a accompli son travail, les choses ne lui appartiennent plus vraiment. Pourquoi le public va soudain s’intéresser à un film autour de la figure du pape Pie XII (Amen) et se détourner d’une histoire plus contemporaine sur la crise de la dette grecque et les négociations de l’Eurogroupe (Adults in the Room) ? Un film seul ne peut rien, mais il peut maintenir nos consciences de citoyens en éveil.
Certains films peuvent entraîner des controverses, comme Amen par exemple après sa présentation à la Berlinale en 2002. Lorsqu’un film provoque des remous, est-ce que vous avez le sentiment d’avoir touché un point sensible et donc d’avoir visé juste ?
Créer des controverses ne m’intéresse pas. Je veux que mes films provoquent des discussions. Je n’impose jamais un point de vue définitif sur un sujet mais j’entends au contraire ouvrir des perspectives.Quand certains catholiques ont rejeté Amen, j’étais surtout déçu. Quelque chose n’avait peut-être pas été bien compris. Un cinéaste doit toujours prendre sa part de responsabilité.
Lorsque l’on aborde votre filmographie, il est souvent question de portée plus ou moins politique mais rarement du style propre à chacun de vos films. Est-ce que cette image du cinéaste engagé vous pèse ?
Mon job est de proposer un spectacle. Et le choix de la forme est toujours dicté par cette envie d’offrir au public le meilleur spectacle possible. Les sujets de mes films dessinent en effet les contours de mon œuvre, plus que l’affirmation d’un style, d’une manière... Ça ne me dérange pas. Cela exprime peut-être cette liberté que je défends, celle de ne pas me laisser enfermer par des dogmes. Quand j’écris un scénario, je me dis toujours : « Qu’est-ce qui va se passer ensuite ? ».
Je dois laisser constamment le spectateur sur la brèche. Qui est le méchant, qui est le gentil ? Les rôles s’inversent, les certitudes vacillent, le suspense s’installe. Voilà mon unique obsession, pas de savoir dans quelle catégorie ranger mes films. Je le répète, c’est l’histoire qui doit dicter votre style, et non l’inverse. Parfois, un cinéaste se retrouve dans une impasse. L’histoire qu’il veut raconter ne s’accorde pas avec le médium cinématographique. Il ne faut pas lutter, mais rester humble. Il y a longtemps, un producteur m’avait proposé d’adapter le Voyage au bout de la nuit de Céline. Je me suis mis à mon bureau, j’ai essayé d’écrire un scénario, mais je sentais bien que la tâche était vaine. Voyage au bout de la nuit, c’est de la littérature, pas du cinéma.
Depuis une dizaine d'années, vous intervenez dans un collège du Mans auprès d’étudiants en cinéma. En quoi cette transmission est primordiale ?
Mon rôle dans cet établissement [celui-ci porte le nom du cinéaste, NDLR] n’est pas de leur imposer un savoir mais de leur apprendre à lire et décrypter les images et ce, d’où qu’elles viennent. Je compare toujours la vision d’un film à la lecture. Un roman et un article dans un journal sont composés de mots associés les uns aux autres, or, le travail du romancier et du journaliste est différent. Idem avec le cinéma, il faut parvenir à explorer les différentes manières d’appréhender les images entre elles. J’essaie d’expliquer aux étudiants la façon dont un film est fabriqué, de leur raconter l’histoire qu’un film traîne derrière lui et comment elle rejaillit sur l’écran. Les images qui s’impriment sur un grand écran ou défilent sur un petit ne viennent pas de nulle part, elles ont un passé. Cela paraît évident mais une fois que le spectateur en prend conscience, il regarde les choses différemment. Mon intervention au collège du Mans a commencé grâce à l’invitation d’une élue locale qui voulait que je m’intéresse aux travaux de certains étudiants en cinéma. Chaque année, une projection de leurs films est organisée. Au fil du temps, le nombre de participants a augmenté. C’est un plaisir d’échanger avec eux. J’insiste sur cette idée d’échange. C’est un dialogue.
En tant que président de la Cinémathèque française, cette idée de transmission est aussi très présente ?
Nous voyons régulièrement débarquer de jeunes gens qui vont voir des films en noir et blanc pour la première fois. Avant d’entrer dans la salle, ils traînent un peu des pieds… Ils en sortent, heureux, le sourire aux lèvres. Il n’y a pas de plus grande satisfaction...
Comment voyez-vous l’avenir du cinéma ?
Je le vois dans une salle de cinéma. C’est le meilleur endroit pour découvrir un film. Hier soir, des milliers de personnes ont vibré en même temps devant le très grand écran de la Piazza Grande. J’étais curieux de partager avec le public Compartiment tueurs pour voir ce qui résiste aujourd’hui. Sur les plateformes, les images et les films circulent rapidement et permettent à des gens de découvrir des œuvres qu’ils n’auraient peut-être pas la chance de voir autrement. C’est un moyen de diffusion très utile. Il doit coexister avec la salle de cinéma. Tout est une question d’équilibre.
Vous voyez-vous des héritiers ?
Des héritiers ? Surtout pas ! Je vois avec bonheur des cinéastes qui cassent les formes, racontent leurs propres histoires. En France, nous avons la chance de voir émerger tous les ans des nouveaux talents avec des styles très différents. Toute une génération de réalisatrices s’impose, à l’image de Julia Ducournau. L’esprit de la Nouvelle Vague perdure, cette idée que les auteurs doivent être libres pour créer. Cet esprit n’a jamais quitté le cinéma français. Il faut se battre pour le préserver.
Retrouvez également le grand entretien réalisé avec Costa-Gavras à l’occasion de la sortie d’Adults in the Room en 2019.