Vous avez créé la société de distribution Dissidenz en 2012. Quelle en était la ligne directrice ?
Bich-Quân Tran : Auparavant, j’avais créé et dirigé pendant dix ans la société d’édition vidéo Blaq Out. Société qui, progressivement, avait élargi son champ d’action en distribuant des films en salles. En 2012, j’ai voulu me consacrer uniquement à la distribution avec Dissidenz. L’idée était de sortir des films documentaires aussi bien français qu’internationaux et des films de fiction asiatiques. Parmi eux : Dior et moi de Frédéric Tcheng ; 25 novembre 1970, le jour où Mishima choisit son destin de Koji Wakamatsu ; Death in the Land of Encantos de Lav Diaz…
Pourquoi concentrer votre regard sur le continent asiatique en particulier ?
J’ai longtemps travaillé pour Warner Home Vidéo où la part de cinéma américain était très importante. Chez Blaq Out, je me suis principalement occupée de cinéma français et européen. Créer Dissidenz m’a permis de me focaliser sur le cinéma asiatique que j’affectionne particulièrement en tant que cinéphile. Peu à peu, la société s’est diversifiée pour développer la partie production. Nous nous sommes lancés dans cette nouvelle aventure avec le moyen métrage de Lav Diaz, Prologue to the Great Desaparecido (2013), prémisse de son long métrage A Lullaby to the Sorrowful Mystery, sur lequel j’étais productrice associée et qui a remporté l’Ours d’argent à la Berlinale en 2016.
À quand remonte votre rencontre avec Ishan Shukla, réalisateur indien du film d’animation Schirkoa, la cité des fables ?
À 2019, au cours du Film Bazaar de Goa, grand marché de coproductions d’Asie du Sud. J’ai eu la chance d’y être invitée et de découvrir le court métrage d’Ishan qui a inspiré son long, déjà baptisé Schirkoa (2016). Ce film a connu une reconnaissance internationale. Bien que peu familière du cinéma d’animation, j’ai eu un coup de cœur pour l’univers d’Ishan. Notre collaboration a pu exister grâce à la création en 2010 du traité bilatéral de coproduction entre l’Inde et la France, qui permet aux films de posséder une double nationalité, ce qui facilite grandement les choses au niveau de la distribution et de la production, puisqu’il permet au film d’avoir l’agrément et donc de bénéficier du soutien du CNC. Au Film Bazaar, Schirkoa, la cité des fables était l’un des projets sélectionnés. Sur la foi de la note d’intention du réalisateur, de l’histoire qu’il entendait raconter et sur les images de son court métrage, j’ai pris rendez-vous avec Ishan. Il s’est présenté seul. Il était à la fois le scénariste, le réalisateur et le créateur du projet. Ce film d’animation s’inspire également d’un roman graphique qu’il a lui-même écrit et dont les intrigues sont foisonnantes. Il propose un univers en perpétuelle expansion. Le film ne traduit qu’une partie de ce monde…
Après ce rendez-vous, vous décidez presque immédiatement de devenir productrice déléguée du film. Quels étaient les termes de votre engagement ?
Ishan n’avait jusque-là trouvé aucun producteur en Inde pour le suivre dans son aventure. Je lui ai donc suggéré de créer sa propre société de production. Ainsi il devenait le producteur délégué pour l’Inde et moi pour la France. Nous pouvions unir nos forces pour aller au bout de ce projet singulier. J’ai vraiment agi sur un coup de cœur de façon presque naïve car je n’avais aucune expérience dans l’animation. De toute façon, je ne catégorise jamais les films en fonction de leur genre. Ce que proposait Ishan, en mêlant différentes techniques d’animation – la 2D et la 3D via l’importation des personnages et des décors dans un moteur de jeu vidéo – ainsi que son travail sur la profondeur de champ, les éclairages, apportait quelque chose de très cinématographique. C’est d’ailleurs pour cela que je lui ai suggéré d’utiliser des voix de personnalités du monde du cinéma venant d’horizons, de pays et de disciplines différentes : Golshifteh Farahani, Asia Argento, Gaspar Noé, Soko, Lav Diaz… Toutes sont par ailleurs très engagées politiquement. C’était important, compte tenu de l’histoire du film avec son univers policier qui contrôle la façon de vivre des habitants. Précisons qu’il ne s’agissait pas d’un doublage classique. L’enregistrement des voix a été réalisé en amont de la finalisation du film. Nous voulions transcender le genre d’origine, l’animation, pour en faire un objet filmique inédit.
Comment avez-vous réussi à rendre le film possible ?
La principale difficulté rencontrée était le caractère adulte de ce film d’animation. C’est un risque commercial que beaucoup ne veulent pas prendre. Nous avons eu la chance de bénéficier de l’Aide aux cinémas du monde qui a véritablement tout impulsé. Ce label de qualité reconnu internationalement permettait de faire valoir la solidité de notre projet auprès d’éventuels partenaires. Nous avons pu compter également sur un vendeur international polonais, New Europe Film Sales, qui s’était déjà occupé du court métrage d’Ishan. Une aide est venue de la Région Aquitaine – toute la motion capture du film a été, en effet, tournée à Angoulême – à laquelle il faut ajouter celle précieuse de la SOFICA Cofinova dirigée par Alexis Dantec qui a la particularité d’être très cinéphile, passionné de bande dessinée et de science-fiction… Une vraie chance ! À noter qu’un producteur allemand – Rapid Eye Movies – nous a également aidés. En Inde, l’éditeur du logiciel d’Unreal Engine, le moteur de jeu vidéo sur lequel nous avons travaillé, a apporté une subvention importante. Enfin, une société de médias indienne également implantée en Angleterre, Civic Studios, est venue compléter le financement du film.
Comment caractériseriez-vous l'aventure de cette production ?
Hors-norme, un peu à l’image du film ! Il faut le voir plusieurs fois pour en saisir toute la portée dramatique. Il y a différentes grilles de lecture. Schirkoa, la cité des fables a été tourné avec une équipe très réduite mais très soudée, en mode guérilla avec une économie très restreinte. Chacun a dû parfois exécuter plusieurs tâches. Je me suis ainsi retrouvée à superviser le mixage son à Marseille alors qu’Ishan était en Inde. Plus globalement, ne connaissant personne dans le monde de l’animation, j’ai d’abord avancé à l’aveugle… La pandémie de Covid-19 a eu au moins une vertu, celle de l’entraide. J’ai ainsi réussi à entrer facilement en contact avec beaucoup de gens disponibles qui m’ont aidée à faire les bons choix. Il a fallu croire au projet jusqu’au bout et ce malgré son caractère innovant, donc singulier.
schirkoa, la cite des fables
Production déléguée: Bich-Quân Tran - Dissidenz Films (France) et Ishan Shukla - Red Cigarette Media (Inde)
Distribution : Dissidenz Films
Ventes internationales : New Europe Film Sales
Sortie en salles le 1er janvier 2025
Soutien du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation