Comment vous êtes-vous rencontrées toutes les trois ?
Julie Billy : J’ai fait la connaissance d’Emma il y a quelques années aux Ateliers d’Angers, un endroit exceptionnel où producteurs et talents se rencontrent. Par la suite, avec Naomi (Denamur), nous avons découvert ses documentaires tournés en Camargue. Son travail sur ce territoire nous a bouleversées, tout comme ce qu’elle racontait de Marie Segrétier, cette jeune femme spécialiste des courses camarguaises qui deviendra l’une des inspirations de Nejma, le personnage central d’Animale. Quand on a créé June, notre société, Emma, alors en pleine préparation de son premier long Fragile, est venue nous proposer de repartir de cette arène qu’elle avait filmée pour y injecter du genre et parler des violences faites aux femmes. La combinaison de ces trois éléments et du talent d’Emma nous a immédiatement donné envie de l’accompagner.
Emma Benestan : J’étais présente aux Ateliers d’Angers pour Petite Sauvage, un projet qui aurait dû être mon premier long mais qui n’a pas abouti. J’ai revu Julie plusieurs fois par la suite, lors des réunions de l’association 1000 Visages, dans laquelle j’étais très engagée. Julie était l’une des rares productrices à venir assister aux ateliers. Peu après, j’ai rencontré Naomi qui, par sa mère argentine et sa passion pour l’Espagne, a tout de suite été attirée par l’univers camarguais de mes films documentaires. Elle a immédiatement cru à Animale et son envie se complétait parfaitement avec celle de Julie. J’aimais chez ces deux femmes leur engagement, leur manière de porter ce projet avec une grande honnêteté. Avec elles, je me suis tout de suite sentie entendue, comprise et soutenue, alors qu’il n’est jamais évident de traiter les thèmes que j’aborde.
Naomi Denamur : J’ai rejoint le projet quand Julie a émis le désir qu’il soit le premier que l’on signe pour June. Et comme elle, j’ai eu un coup de cœur pour Emma, son travail et sa capacité à aborder une thématique – la violence faite aux femmes – par le prisme du fantastique.
Emma, qu’est-ce qui vous avait amené à filmer la Camargue ?
EB : Je suis une fille du Sud dans l’âme. Je suis née à Montpellier. J’ai tourné Fragile à 30 minutes de là et Animale à peine plus loin. J’ai eu naturellement envie de montrer des histoires locales qu’on voit peu. Je trouve important d’avoir nos propres mythologies. À mes yeux, ce territoire camarguais est vraiment un personnage à part entière. Quand j’étais adolescente, j’allais faire les fêtes votives. Et quand je me retrouvais avec ces taureaux lâchés dans les rues, j’avais l’impression d’être face au Minotaure ! J’avais aussi participé à une résidence d’artistes avec des jeunes gens passionnés de taureaux qui m’avaient ramenée dans une manade. J’ai été assez vite fascinée par ces endroits où le rapport si particulier au naturel et à l’environnement conditionne même la façon dont on pense. J’ai donc eu envie de donner à voir ce territoire qui possède pourtant une incroyable richesse cinématographique. Il ne faut pas oublier que la Camargue est une terre de westerns, qu’un des premiers westerns américains y a même été tourné. C’était le genre favori de mon père qui m’en montrait beaucoup. J’ai même étudié Anthony Mann au programme du bac. Animale est donc né aussi de mon envie de revisiter le western.
Quand l’idée de ce film est-elle devenue concrète ?
EB : J’avais filmé la raseteuse Marie Segrétier dans mon court métrage documentaire Prends garde à toi. Et j’ai eu envie d’aller plus loin. Lorsque j’ai travaillé sur la direction artistique de la série Vampires pour Netflix, j’ai revu tous les films et toutes les séries fantastiques que j’aimais, dont Buffy contre les vampires. Et m’a de nouveau sauté aux yeux le fait que le genre permettait de raconter de manière métaphorique quelque chose de plus profond sur les traumas, sur les violences faites au corps. J’en ai parlé à Naomi et Julie, qui m’ont tout de suite envoyé un livre sur le sujet. Les premiers échanges concrets ont eu lieu à ce moment-là et nous ont permis de comprendre qu’on faisait bien le même film.
JB : Ce livre, c’était Se défendre d’Elsa Dorlin, philosophe qui y questionne la violence des femmes, la manière dont elles se réapproprient la violence. La violence renversée constitue-t-elle la seule manière de se défendre ? Cette question a tout de suite été au centre de la thématique d’Emma à travers son héroïne Nejma, cette jeune femme qui devient taureau et qui prend les attraits du masculin. Elle nous a guidées dans la trajectoire du personnage.
Comment le financement a-t-il débuté ?
JB : Nous avons été soutenues en développement par le CNC, la région PACA et la région Occitanie. Trois acteurs forts qui ont donné envie à d’autres de les rejoindre et nous ont permis de mieux rémunérer nos auteurs, de faire appel à des consultants et d’avoir ce temps long indispensable à l’écriture d’un film de genre. La première pierre à l’édifice du financement de production d’Animale fut Les Rencontres de Coproduction francophone, un atelier où on a trouvé notre coproductrice belge Cassandre Warnauts (Frakas) et où les vendeurs et les distributeurs ont commencé à s’intéresser au projet.
ND : On s’est appuyées sur une bande démo dans laquelle Emma parlait du projet en précisant ses influences et à quel endroit du genre elle allait se situer.
EB : Je conseille à tous les cinéastes cet exercice ! Il m’a permis de montrer des images de mes documentaires et mes références. Je suis persuadée qu’avec un simple scénario, les gens auraient eu du mal à se projeter dans un projet aussi hybride et se seraient demandé jusqu’où j’allais pousser le curseur du fantastique.
JB : Ça a permis de rassurer nos interlocuteurs alors qu’Emma ne s’était jamais confrontée au fantastique. Puis, nous avons candidaté à l’Avance sur recettes. L’obtenir a constitué pour nous une consécration. Elle nous a permis d’avoir les moyens des ambitions qu’Emma et son chef opérateur souhaitaient pour ce film. D’offrir cette forte production value rare dans le cinéma français de genre où la tradition veut qu’on fasse majoritairement des films avec un budget inférieur à 2 millions. Avec Animale, le défi était de réussir à dépasser ce plafond de verre. Finalement, nous avons pu réunir plus de 4 millions d’euros et l’efficacité d’Emma sur le plateau a permis de renforcer encore plus la production value que j’évoquais.
C’est Ruben Impens qui signe la lumière du film. Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler avec lui ?
EB : J’aime évidemment beaucoup son travail avec Julia Ducournau mais j’adore d’abord et avant tout ses collaborations avec Felix van Groeningen. La Merditude des choses est pour moi un chef-d’œuvre ! C’est rare de voir un chef op qui va dans le genre en filmant aussi bien les acteurs, les scènes de groupe, les non-professionnels… Avec Ruben, il y a toujours un point de vue, même dans les scènes très naturalistes. Au-delà de sa drôlerie et de son intelligence, c’est surtout quelqu’un qui m’a challengée. Il m’a poussée à mettre ma caméra là où je ne l’avais jamais mise pour filmer cette Camargue. Le plus compliqué ici a évidemment été de s’adapter aux taureaux tout en respectant un langage visuel fort et soutenu qui nous maintienne en permanence dans le genre.
Animale réunit – outre Oulaya Amamra dans le rôle de Nejma – des comédiens non-professionnels. Était-ce un défi supplémentaire pour réunir le financement du film ?
ND : Avec Emma, cette question n’a pas été un sujet car on connaît son talent à diriger les comédiens professionnels ou non. Le vrai défi a été de les trouver ! Il existe toujours cette inquiétude de ne pas y parvenir. C’est la raison pour laquelle on a commencé la préparation du film très en amont…
JB : Cette recherche s’est étalée sur près de six mois et on a eu la chance de travailler avec Cendrine Lapuyade, la directrice de casting des films de Jean-Bernard Marlin (Shéhérazade) qui possède une grande connaissance des non-professionnels et en qui on avait une totale confiance. Il était de toute façon évident qu’on ne pourrait pas faire appel à des acteurs professionnels pour jouer les raseteurs. Même avec la meilleure des préparations, aucun n’aurait pu avoir la connaissance indispensable des taureaux et de l’arène. Mais proposer des nouveaux visages a aussi été pour nous un enjeu politique de production.
EB : Je ne me suis jamais dit que j’avais face à moi des non-professionnels. Même si je sais que ça peut faire peur et rajouter des contraintes si ça ne fonctionne pas. Ruben avait quelques craintes et me les a exprimées. Mais je savais que je ne pouvais faire ce film qu’avec eux, sous peine de perdre en authenticité. Ils ont été nos alliés à la fois avec les taureaux qu’ils connaissent par cœur et avec ce milieu de la course camarguaise qui était très suspicieux à notre endroit. J’avais beau avoir tourné deux documentaires sur place, le pitch d’Animale et la présence d’une femme dans l’arène les refroidissaient. C’était blasphématoire pour eux ! Mais je déteste faire des films contre les gens. Avec Animale, j’interroge la question de la violence mais je n’ai pas l’impression d’essentialiser les choses et de dire que tous les Camarguais sont violents. Par contre, on ne peut nier l’existence d’une forme de machisme. Le simple fait que la présence d’une femme dans l’arène pose problème le prouve. Mes comédiens ont compris ma démarche. Et on a énormément travaillé en amont. J’ai aussi fait appel à une coordinatrice d’intimité, Laure Roussel, qui a accompli un travail énorme avec tous les acteurs. Pour discuter, chorégraphier la séquence d’agression sexuelle, expliquer mon point de vue sur cette scène et traverser ce moment sans que personne n’ait l’impression d’être utilisé ou dépossédé de quelque chose de son intimité. Mes productrices me l’ont proposé très rapidement et j’ai trouvé ce travail vraiment essentiel. Laure a été une grande alliée.
JB : Pour nous, c’était une évidence. Mais il faut évidemment que les réalisateurs et réalisatrices s’emparent de cette question et soient actifs dans cette décision. On propose cette interlocutrice à chaque comédien et comédienne, aux agents. Et ça a encore plus de sens avec des non-professionnels. Pour nous, c’est une figure rassurante et son travail a vraiment nourri la conception de la scène artistiquement.
Le film s’est-il beaucoup réécrit au montage et celui-ci a-t-il été impacté par la course à la sélection cannoise ?
EB : Si c’était à refaire, je prendrais plus de temps. Mais le jeu en valait la chandelle car la sélection cannoise a énormément apporté à la carrière du film. On l’a terminé une semaine avant le festival et le plus dur pour moi a été de ne pas pouvoir avoir le temps de digérer les choses car il fallait tout gérer en même temps : le montage, les effets spéciaux, la composition musicale… Ce n’était pas toujours simple de jongler même si je suis monteuse à la base. J’ai heureusement pu compter sur Clémence Diard, en sachant que le montage son a été aussi crucial que le montage images.
JB : Il était aussi difficile, par exemple, de se projeter dans le montage de la scène finale du film sans avoir les VFX… qui ne pouvaient se faire qu’une fois les images définitivement validées ! Ce fut une vraie course contre la montre où on a eu la chance d’être très bien accompagnées par notre superviseuse VFX Lise Fischer.
ND : On avait aussi essayé d’anticiper certains éléments comme la musique, afin qu’Emma puisse avoir des morceaux sur le plateau. Yan Wagner, qui signe sa première composition pour un long métrage, était extrêmement motivé. En partant du seul scénario, il a écrit huit morceaux qui se retrouvent quasiment tous dans le film.
EB : Yan a ramené une identité. Comme Ruben, il vous challenge. Il est allé bien plus loin que ce que j’imaginais. Mes grandes inspirations étaient les films de John Carpenter, la BO de Tangerine, L’Apocalypse des animaux de Vangelis, un chef-d’œuvre que j’écoutais gamine… J’avais donc des envies de nappes sonores avec quelque chose d’un peu magique. Yan a apporté un souffle lyrique que j’aime beaucoup. Et il a été impliqué tout au long du montage.
Qu’est-ce que Cannes a apporté à la carrière du film ?
JB : Notre distributeur Wild Bunch est arrivé très tôt dans le projet, juste après Les Rencontres de Coproduction francophone que j’évoquais plus tôt. Notre vendeur international Film Constellation est entré dans la boucle après la présentation du projet au marché du festival de Berlin. À Cannes, on s’est vraiment senties chouchoutées, très entourées par Ava Cahen et son équipe de la Semaine de la Critique. Et grâce à l’accueil enthousiaste reçu par le film, il s’est extrêmement bien vendu et continue à se vendre.
ND : On vient de signer avec les États-Unis… Mais pas mal de ventes avaient aussi été effectuées sur scénario ou dans la foulée du premier promo reel. C’était le premier film français dont s’occupait Film Constellation. Ils ont compris le film très tôt et ont été de formidables accompagnateurs.
JB : Après Cannes, Animale a été sélectionné dans tous les festivals de films fantastiques qui comptent et a remporté plus de neuf prix dont le Mélies d’argent à Sitges, le prix de la meilleure réalisatrice au Fantastic Fest d’Austin, etc. On voit que le film résonne à l’international.
EB : Cette reconnaissance-là exprime l’universalité d’un sujet qui part pourtant d’une particularité locale. J’espère que des Nejma en puissance existeront dans le futur.
ANIMALE
Réalisation et scénario : Emma Benestan
Photographie : Ruben Impens
Montage : Clémence Diard
Musique : Yan Wagner
Production : June, Frakas Productions
Distribution : Wild Bunch
Ventes internationales : Film Constellation
Sortie le 27 novembre 2024
Soutiens du CNC : Aide au développement d’œuvres cinématographiques de longue durée, Aide au parcours d'auteur, Avance sur recettes avant réalisation, Fonds images de la diversité (production), Aide sélective aux effets visuels numériques, Aide à la création de musiques originales, Aide sélective à la distribution