Quels ont été vos parcours respectifs avant la création de Blick Productions en 2015 ?
Maria Blicharska : Nous nous sommes rencontrés en 2004 à la Fémis où l’on suivait la même formation. Nous nous sommes tous les deux spécialisés ensuite dans la coproduction européenne. Pour ma part, j’ai eu la chance de travailler aux Films du Losange avec Margaret Menegoz et de débuter avec Katyn d’Andrzej Wajda. Margaret m’a ensuite proposé d’aller en Turquie avec une équipe iranienne pour travailler sur une coproduction difficile, politiquement engagée, signée par un jeune réalisateur iranien émigré en Europe. Dès le début de ma carrière, je me suis donc retrouvée en tant que femme polonaise installée à Paris, travaillant dans le cinéma d’auteur engagé à l’international. J’ai aussi ouvert une petite structure en Pologne qui existe toujours et qui a coproduit des films français. En 2015, j’ai eu envie de créer une autre société à Paris. Mais je savais que ce serait trop compliqué de le faire seule, j’ai donc fait appel à Damien McDonald.
Damien McDonald : Après la Fémis, j’ai fait mes gammes sur du documentaire et du court métrage. J’ai aussi travaillé principalement à l’international, avec le Liban et la Syrie, comme associé dans deux structures, Goyave Production et Talweg Productions. C’est cette passion commune pour le cinéma international qui nous a réunis, Maria et moi, sur Blick Productions.
Comment vous retrouvez-vous à coproduire Green Border ?
MB : J’avais déjà eu l’occasion de croiser Agnieszka Holland quand elle était produite par Margaret [Menegoz] aux Films du Losange. C’était un rêve de retravailler avec elle. Un jour de février 2022, Agnieszka et son producteur polonais Marcin Wierzchoslawski – que je connaissais pour avoir déjà coproduit un film avec lui –, nous ont appelés pour nous proposer une collaboration sur ce projet qu’ils nous ont présenté comme impossible à financer en Pologne.
DMD : Nous avons donc eu la possibilité d’intervenir très en amont. Le scénario n’était pas encore achevé, mais on a très vite compris que ce film « bouclait la boucle » des réflexions qui traversent depuis longtemps le cinéma d’Agnieszka autour de l’Europe.
MB : Elle nous a tout de suite dit combien ce film lui tenait à cœur – elle avait décidé de mettre tous ses autres projets en sommeil – et voulait savoir si nous le pensions finançable via la France, car elle savait qu’il ne le serait pas par la seule Pologne. Dès la lecture de son scénario, nous avons répondu positivement. Parce que nous avions envie de travailler avec Agnieszka mais aussi pour la puissance du sujet et la manière dont elle s’en emparait – ce projet marquant aussi le retour à l’écriture de celle qui fut la coscénariste de Kieslowski et de Wajda. Nous savions que nous pouvions apporter les solutions pour que ce film si personnel et si essentiel pour elle puisse voir le jour. Agnieszka connaissait notre capacité à nous battre pour des projets difficiles comme Une femme sur le toit, le film d’une jeune réalisatrice polonaise Anna Jadowska, primé à Tribeca en 2022 [soutenu par l’Aide aux cinéma du monde après réalisation – ndlr], que nous avions coproduit et qui abordait la question de la condition des femmes en Pologne, malmenée par le gouvernement alors en place.
Comment débute votre travail sur Green Border ?
DMD : Le premier travail a consisté, en partant du scénario, à travailler avec Agnieszka sur le dossier de présentation du film afin de démarcher le CNC et de futurs partenaires…
MB : … pour avoir en amont toutes les réponses aux questions qu’on pourrait nous poser. La réponse positive de l’Aide aux cinémas du monde est arrivée très vite. L’engagement d’un fonds public prestigieux d’un autre pays d’Europe que la Pologne a rassuré tout le monde en montrant l’aspect universel du projet et nous a servi de socle solide pour la suite, y compris pour trouver de l’argent en Pologne. À partir de là, nous avons trouvé une coproductrice expérimentée, Diana Elbaum, en Belgique. Nous avons été rejoints ensuite par Sarka Cimbalova de Marlene Film qui avait déjà travaillé à plusieurs reprises avec Agnieszka. Puis, nous avons consolidé ce travail avec des investisseurs privés qui nous ont soutenus.
DMD : Nous avons aussi pu obtenir l’appui des équivalents du CNC belge et tchèque, décrocher le soutien d’ARTE du côté allemand en pré-achat, et nous sommes fiers d’avoir réussi à convaincre une SOFICA, la Banque Postale Image 17, alors que ce n’est pas le type de projet vers lequel elle va spontanément.
MB : Nous avons aussi essayé d’apporter rapidement quelques solutions artistiques françaises. Par exemple, nous réalisons d’habitude la postproduction son de nos coproductions en France, donc cet aspect s’est mis en place naturellement. Grâce à nos expériences respectives au Liban, en Turquie ou en Iran, nous savions par ailleurs que nous allions pouvoir être force de proposition sur le casting. Je pense par exemple à Behi Djanati Ataï, une grande actrice franco-iranienne et amie de longue date qui nous a aidés dans nos recherches. Agnieszka voulait tourner vite. Nous étions dans l’urgence.
DMD : C’est ainsi que nous avons pu constituer toute la famille syrienne à l’exception des enfants qui, pour des raisons législatives et d’opportunité sur place, ont été recrutés en Turquie.
Le tournage a-t-il nécessité une discrétion particulière ?
DMD : Oui, car le sujet était explosif en Pologne. Le scénario avait circulé notamment auprès d’Eurimages, et les autorités avaient repéré le projet.
MB : Ce tournage s’est étalé sur seulement vingt-quatre jours. À ce moment-là, Nous n’avions obtenu que la moitié du financement mais l’idée était de tourner vite. C’était dingue de voir une réalisatrice de 74 ans avec une telle fougue !
DMD : Pour Agnieszka, il était clair que son film devait se faire rapidement, dès l’automne 2022. Pour nous, au-delà du financement, obtenir le fonds Eurimages a été très important pour protéger le film politiquement.
MB : Ce soutien nous a donné une légitimité vis-à-vis des autorités polonaises de l’époque. Nous n’avons néanmoins pas communiqué au moment du tournage, même si nous retrouvons dans le film quelques stars polonaises comme Maja Ostaszweska, Maciej Stuhr ou Agata Kulesza qui ont accepté des rôles secondaires pour soutenir Agnieszka dans sa démarche et lui donner plus de poids.
DMD : Agnieszka et son producteur polonais ont aussitôt eu conscience des dangers qu’impliquait un tel tournage à cause de la situation politique de la Pologne à ce moment-là. Ils craignaient des gardes à vue de certains acteurs sur un simple délit de faciès, par exemple. Donc ils ont demandé à toute l’équipe d’être discrète. Il était bien évidemment impossible de tourner dans des lieux appartenant à l’État, à commencer par la forêt, il a donc fallu passer par un propriétaire privé. Mais je vais être honnête : si nous avions raisonné en tant que purs gestionnaires, nous aurions repoussé ce tournage le temps de réunir un financement plus sûr. Car à ce moment-là, nous n’avions pas encore finalisé le soutien du fonds Eurimages. Nous avons donc pris un risque, surtout pour une structure comme la nôtre. Cependant, repousser ce tournage aurait été à l’encontre du sentiment de nécessité et d’urgence d’Agnieszka.
Combien de temps avez-vous mis pour réunir le budget manquant ?
DMD : La SOFICA est, heureusement pour nous, arrivée juste avant le tournage.
MB : En revanche, dès le début, nous avons compris que le Polish Film Institute [l’Institut polonais de cinéma – ndlr] mettrait du temps à nous verser la dernière échéance qu’il nous devait. Et effectivement, nous n’avons plus eu de nouvelles jusqu’à il y a deux semaines.
DMD : Tant que tout n’était pas officialisé avec les autorités polonaises – l’équivalent polonais de l’agrément français nous a été refusé après le tournage en nous disant qu’il pourrait nous être accordé dans le futur – tout était bloqué : on ne pouvait rien signer avec Eurimages, le CNC… Nous avons fini de tourner le 24 avril 2023. Comme le festival de Venise a toujours été pour Agnieszka un objectif clair, après un mois et demi de montage, nous avons envoyé une version qui a été sélectionnée.
MB : Il était donc urgent de finir au plus vite la postproduction.
DMD : Le risque financier était de plus en plus grand mais nous inventions chaque jour de nouvelles solutions pour contourner chaque nouveau problème. D’autant que nous avons réalisé que la postproduction était plus ambitieuse que prévu. En effet, le film nécessitait une certaine durée pour épouser ce qu’Agnieszka entendait raconter, en mettant en scène une multitude de personnages afin de se montrer la plus objective possible.
MB : Agnieszka avait conscience que ce sujet allait être brûlant. Les réactions qui ont suivi lui ont donné raison. Et de notre côté, nous voulions lui donner le plus de liberté possible. Comme tous les grands cinéastes, ce dont elle a d’abord besoin c’est de se sentir libre.
Comment les choses se sont-elles résolues ?
DMD : Dans un premier temps, nous avons essayé de diminuer la part de la Pologne par rapport aux autres pays, malgré les problèmes que cela créait. Mais nous avons surtout eu la chance d’être, dans cette période agitée, écoutés et épaulés par nos partenaires comme le CNC et Eurimages qui ont compris notre situation. Et puis, les choses se sont finalement débloquées.
MB : Quelques jours après que le festival de Venise nous a annoncé officieusement la sélection du film en compétition, nous avons enfin reçu un appel de l’Institut polonais reconnaissant la nationalité polonaise du film, même si tous les problèmes ne sont pas encore réglés.
DMD : Cet appel a effectivement débloqué une partie de la situation. Nous avons pu souffler un peu, valider notre agrément et signer avec le CNC et Eurimages.
Comment avez-vous vécu l’expérience de la Mostra ?
DMD : La veille de la projection, et pour la première fois, j’ai senti de la peur chez Agnieszka au point que je lui ai dit qu’il fallait que nous lui trouvions des gardes du corps. Je pense qu’elle n’avait jamais imaginé que ça irait jusque-là.
MB : Agnieszka recevait des menaces de mort. Nous pouvions lire sur les réseaux sociaux des milliers de messages dans toutes les langues, mais surtout en polonais, expliquant, avant même cette première projection, que Green Border était un film anti-polonais. Ce qui est bien évidemment faux ! Green Border raconte simplement une réalité, à travers la vision d’une grande dame du cinéma. Mais toute cette situation n’a fait qu’empirer dans la foulée de la Mostra, quand le président polonais de l’époque a pris la parole à la télévision publique pour expliquer que ceux qui iraient voir ce film seraient des « porcs ». Deux semaines après Venise, nous avons soudain vu apparaître sur les réseaux sociaux des milliers de critiques très négatives alors qu’à ce moment-là, seules quelques centaines de personnes avaient vu le film. Sans oublier que le ministre de la Justice polonais s’est alors permis d’accuser Agnieszka publiquement en comparant Green Border à de la propagande nazie ! Quel peut être votre recours après cela ?
DMD : Mais rien n’effacera dans nos mémoires le souvenir de la première du film en présence des membres de l’équipe. Cette soirée était bouleversante.
Le distributeur français, Condor, était-il présent avant Venise ?
DMD : Oui. Cette collaboration s’est faite très naturellement. Les équipes de Condor avaient déjà sorti un autre film d’Agnieszka, L’Ombre de Staline. En grand passionné de films d’histoire, Alexis Mas, le président de la société de distribution, a tout de suite accroché à l’aspect « histoire en train de s’écrire » de Green Border. Quant aux ventes internationales, on a travaillé avec Film Boutique. La Mostra de Venise a aussi déclenché des envies du côté des Américains. Le film a alors été vu comme un candidat potentiel aux Oscars, même si, à cause des circonstances politiques, nous savions que c’était mal parti.
MB : Nous l’avons proposé quand même à la Commission qui se compose de sept personnes, dont un membre de l’Institut polonais. C’est un film d’animation, Les Paysans, qui a été choisi.
Agnieszka Holland est-elle toujours menacée aujourd’hui ?
MB : Ce film a ouvert la boîte de Pandore et a sans doute influencé le résultat des élections en octobre dernier en Pologne. En empêchant les gens de le voir, le gouvernement alors en place a créé l’effet inverse. Nous avons présenté le film le 5 février… avec le soutien de l’Institut polonais de Paris qui est sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères. Ce qui montre que le nouveau gouvernement est à nos côtés, mais ne signifie pas que tous les problèmes disparaissent comme par enchantement. Il reste de nombreux opposants au film encore en place.
Quel a été l’accueil de Green Border en salles en Pologne ?
DMD : Les médias publics ont été vent debout contre le film mais il y a eu aussi plein de manifestations de soutien, avec même la création d’un t-shirt « Agnieszka Poland » ! (Rires.) Et le film a malgré tout réuni 800 000 spectateurs. Seul le film polonais en lice pour les Oscars a fait mieux l’an passé, mais il faut savoir qu’il était proposé de manière un peu forcée aux écoles alors qu’il a été interdit aux lycées qui le souhaitaient de projeter Green Border. 800 000 entrées dans ce contexte apparaissent comme un résultat plus que remarquable !
GREEN BORDER
Réalisation : Agnieszka Holland
Scénario : Agnieszka Holland, Maciej Pisuk et Gabriela Lazarkiewicz-Sieczko
Photographie : Tomasz Naumiuk
Montage : Pavel Hrdlicka
Musique : Frédéric Vercheval
Production France : Blick Productions
Distribution France : Condor Distribution
Ventes internationales : Films Boutique
Sortie en salles : 7 février 2024
Soutien du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation