The French Dispatch est le film « ultime » de Wes Anderson. Ultime au sens où ce dernier opus synthétise toutes ses obsessions, toutes ses thématiques et toutes ses passions (plus ou moins) secrètes. Il y est question d’art, de cuisine, de miniature, d’existentialisme et de rébellion. Une œuvre-somme en somme, que le cinéaste a d’ailleurs conçue comme plusieurs films en un. Il s’agit en effet d’un film à sketchs, une expérience de « porte-manteau » ou d’ « omnibus » comme on dit, fondée sur deux mouvements inverses : un voyage à travers le cinéma français des années 30 à 70 (à travers trois longs courts-métrages en noir et blanc) et un hommage au New Yorker, l’une des plus grandes institutions de la presse américaine. Et dans ce cadre très précis, The French Dispatch porte à son plus haut niveau la méticulosité de Wes Anderson, son souci extrême du détail, sa maniaquerie des cadres et des décors. En un mot, son goût de l’enluminure. Le film est également un vibrant hommage à l’esprit français et à la France. Plus particulièrement, à Paris, modèle évident (et assumé) de la ville imaginaire où se déroule ces histoires, Ennui-sur-Blasé.
Une fois dit cela, le spectateur sera donc étonné d’apprendre que c’est à Angoulême que le réalisateur texan a posé ses valises. Car The French Dispatch a été entièrement tourné dans la ville surplombant la Charente. Comment Wes Anderson a-t-il choisi cette ville ? Et qu’y-a-t-il trouvé qu’il n’y avait pas ailleurs ? Comme sur tous ses projets, le secret est encore bien gardé, mais Brigitte Tarrade alors responsable du bureau d’accueil des tournages de l’ALCA a son idée. « Ce ne sont que des suppositions. Mais Wes Anderson a un univers qui lui est propre et des méthodes très particulières. Pour recréer une ambiance d’époque, tourner à Paris aurait été très compliqué. Cela aurait supposé un travail de décor beaucoup plus contraignant. Je sais qu’il avait sélectionné plusieurs villes en province – c’est ce qu’il cherchait spécifiquement, une ville en province. Et nous savions qu’il convoitait un endroit géographiquement très précis. Il nous avait donné quelques mots clés au moment des repérages : « Promontoire », « Henri Cartier-Bresson »… Je sais qu’il avait un moment imaginé tourner à Nice, dans les studios de la Victorine, mais il a finalement arrêté son choix sur Angoulême ».
Angoulême-sur-Blasé
Dans le dossier de presse du film, Adam Stockhausen, chef décorateur de The French Dispatch et fidèle collaborateur du cinéaste confirme :
Pourtant, ce ne sont pas que les vieilles et magnifiques pierres de la cité angoumoisine qui ont conquis le cinéaste texan. Depuis plus de vingt ans, la citadelle et ses alentours ont su créer une extraordinaire dynamique culturelle jusqu’à devenir une « capitale des arts graphiques ». Un festival de BD, un autre du film francophone, une structure reconnue d’enseignement supérieur autour de l’image – animation, 2D, 3D, jeux vidéo, numérique… la ville est plongée dans un perpétuel bouillonnement artistique qui a facilité beaucoup de choses. C’est ce « hub » industriel et créatif qui a aussi permis ce tournage hors-norme. « Wes Anderson cherchait un lieu où il pouvait tout faire, explique Brigitte Tarrade ; il avait envie de centraliser tout le travail. L’extraordinaire concentration de structures culturelles et de production a facilité la logistique du shooting. »
Il y a quelques mois, David Beauvallet, directeur du marketing et de la communication du Pôle Image Magelis, renchérissait dans les colonnes du magazine Variety : « si Angoulême a pu accueillir une production internationale d’une telle ampleur, c’est parce que (la ville avait) su en vingt ans créer un haut niveau d’activité dans ce domaine et se doter d’un pool substantiel de techniciens très compétents. »
Créer quelque chose à partir de rien
Les principaux intéressés acquiescent. Dominique Poupeau est le propriétaire de Lagora, le plus grand studio de cinéma de la ville. Il se souvient que le tournage du film a, pour sa société, tout changé. « Quand j’ai rencontré le responsable de la production, j’avais quelques bâtiments pour faire des tournages, mais qui étaient tous déjà loués. Je pensais à terme acheter d’autres bâtiments, plus grands, pour y installer des studios de tournage, mais l’arrivée de Wes Anderson m’a permis de concrétiser ce projet. J’ai montré les locaux au responsable de la production, qui recherchait un espace de 15 à 20 000 m2 pour pouvoir construire ses décors. Quelques jours plus tard, Wes Anderson a fait le déplacement en personne et s’est montré très enthousiaste. Il y avait de l’espace pour une scène de plateau, une zone de montage, une cantine. Bref tout ce qu’il lui fallait. »
Les dimensions du décor donnent une idée de la folie et de l’ambition « andersonienne ». C’est ce qui a frappé les artisans de la région : la démesure et l’ampleur inédites du tournage. Romain Fager, qui travaille chez Blomkal, une société d’ameublement spécialisée dans le travail du bois, a collaboré à la menuiserie du décor. « Je n’avais jamais vu un aussi gros chantier explique-t-il. C’était presque des villes entières qui étaient construites à chaque fois. Les chiffres donnent le tournis : il a fallu environ 1500 m2 de mobilier ancien, 400 m2 de vaisselle, mais aussi des véhicules, des tissus, etc. Il y avait une réserve entière pour les objets du décor ! Ils ont même fabriqué de faux arbres (des marronniers) car il n’y en avait pas assez. Tout cela pour recréer l’ambiance des années 50 à Paris. » Le défi semble exceptionnel, pourtant, les fidèles de Wes Anderson ont l’habitude. Comme s’en amusait son chef décorateur, « trouver des espaces hors du commun afin d’y construire nos plateaux, on commence à avoir l’habitude ; le processus de création scénographique relève du puzzle. Il faut créer quelque chose à partir de rien ».
Pendant plus de six mois, la ville entière a donc été mobilisée pour « créer quelque chose à partir de rien ». Les techniciens de la région représentaient près de 40% de l’équipe technique. Les entreprises ont apporté leur aide à tous les niveaux et plus de 900 angoumoisins ont fait de la figuration. Tout cela pour transformer cette paisible cité en capitale fifties. Dans les rues du centre, l’effervescence était de fait extraordinaire. Dominique Poupeau se souvient ainsi des « personnes chargées du décor qui reconstruisaient des façades entières avec des ensembles en bois immenses. Ils les déplaçaient dans la ville pour cacher les façades des bâtiments qui ne leur plaisaient pas. L’équipe a aussi récréé des pavés de Paris à partir de résine. »
Le Ballon rouge
A l’écran, le résultat est fastueux et sans doute très fidèle à ce que Wes Anderson avait imaginé. Pascal Lefort figurant sur le film et créateur d’une application qui permet de retrouver les lieux de tournage de The French Dispatch, se rappelle qu’avant le premier clap, le cinéaste « avait donné à ses acteurs une liste de films à voir - comme il le fait pour tous ses projets. C’était comme un guide ; les références de son inspiration. Dans cette liste, il y avait notamment Le Ballon Rouge d’Albert Lamorisse, qui montre Paris dans les années 1950. C’est cette géographie particulière que voulait retrouver Wes Anderson, ce lacis de rues, cet entrelac d’escaliers… Quand vous regardez The French Dispatch, vous vous croyez dans le Ménilmontant filmé par Albert Lamorisse. »
C’est bien l’imagination d’un artiste, aidée par l’effort de toute une ville, qui a donc transformé la cité charentaise en fantasme parisien. On comprend rétrospectivement que David Beauvallet regrette la frilosité de certaines grosses productions qui « préfèrent tourner à Paris. Ils veulent des scènes de rues, la Tour Eiffel dans le fond, et ils pensent qu’en terme de logistique, ce sera plus simple. S’installer dans une autre ville de France les inquiète a priori. »
A quoi on rajoutera aussi l’énergie, histoire de faire mentir Sacha Guitry qui dans son Roman d’un tricheur écrivait : « si l'on pouvait mourir d'ennui, je serais mort à Angoulême ». On ne s’est certes pas ennuyé à Ennui-sur-Blasé et le tournage de The French Dispatch prouve que le « Balcon du Sud-Ouest » est plus vivant, plus bouillonnant que jamais.