Comment est né le métier de coordinatrice d’intimité ?
Monia Aït El Hadj : Ce métier est relativement récent, il a été créé officiellement d’abord dans les pays anglo-saxons. Auparavant, il se pratiquait déjà mais de manière très artisanale au cinéma et au théâtre, où les équipes se débrouillaient comme elles pouvaient pour protéger les comédiens et comédiennes lors de contact physique, ou pour cacher certaines parties du corps. Ou aussi dans certains milieux LGBTQA+ qui avaient besoin de trouver des solutions vestimentaires pour certaines de leurs représentations. Mais c’est le mouvement #MeToo qui a porté un coup de projecteur sur les conditions de travail des artistes. Le studio HBO aux États-Unis a été le premier à avoir officialisé ce métier dans la série The Deuce. Puis il a continué de se développer notamment en Grande-Bretagne avec Ita O Brian, connue pour plusieurs séries à succès comme Sex Education ou Normal People.
Paloma García Martens : Le fait de prendre en compte la vulnérabilité des actrices et des acteurs représentés à l’image a toujours existé. Cette fonction a pu être exercée de façon rudimentaire par différentes personnes sur un tournage – comme au maquillage, au costume, à la mise en scène –, qui jouaient le rôle de confidentes et relayaient les besoins et les craintes des acteurs et des actrices au metteur en scène. D’un point de vue historique, plusieurs faits ont contribué à l’émergence du métier de coordinatrice d’intimité. Par exemple, dans les années 1960-1970, le metteur en scène et théoricien brésilien Augusto Boal a commencé à s’interroger sur la représentation des oppressions sexistes (violences conjugales, inégalités salariales…) et des discriminations racistes, et sur la réception auprès du public dans son « Théâtre de l’opprimé ». En 2004, l’Américaine Tonia Sina, directrice de combat scénique, a entamé des recherches sur la représentation de l’intimité et le harcèlement sexuel dans l’industrie cinématographique. Elle a alors adapté ses exercices de duels dans une méthode de chorégraphie d’intimité, jetant ainsi les bases du métier de coordinatrice d’intimité. Mais c’est vraiment la série The Deuce (HBO) qui a lancé ce métier en 2018, dans le sillage du mouvement #MeToo. L’actrice Emily Meade, qui incarnait une ancienne prostituée propulsée star montante de l’industrie pornographique dans le New York des années 1970, a demandé d’être accompagnée par une coordinatrice d’intimité pour les scènes à caractère sexuel. C’est ainsi qu’Alicia Rodis, cascadeuse spécialiste du mouvement et de la violence mise en scène, a posé les fondements de notre métier.
Multidisciplinarité et travail collaboratif
Comment définiriez-vous votre métier ?
Des protocoles bien définis
De quelle façon travaillez-vous ?
Paloma García Martens : J’utilise plusieurs outils, notamment pour éviter de réactiver ces traumatismes lors des scènes d’intimité. Je réalise des entretiens individuels avec les actrices et les acteurs au préalable mais aussi cinq minutes avant le tournage pour m’assurer de leur consentement. J’ai une approche minutieux de mon travail, avec un certain nombre de questions qui permettent d’aborder au mieux le personnage et d’offrir à l’interprète la liberté de jouer sans crainte. Selon moi, c’est dans le détail que se trouve la justesse de l’interprétation. Et cela permet aux scènes d’intimité de gagner en crédibilité. J’élabore également des protocoles de protection d’images intimes qui permettent de s’assurer des personnes autorisées à voir les rushs. Dans la même optique, le protocole du plateau fermé vient limiter l’accès au tournage aux personnes nécessaires à la scène. Cela permet d’éviter un stress supplémentaire. Il m’arrive, selon le souhait de la production ou du metteur en scène, de participer à l’écriture de scènes d’intimité afin de clarifier les intentions de chaque scène et d’en explorer les possibilités. On réfléchit ensemble au mouvement narratif, c’est-à-dire qu’on se demande ce que telle ou telle scène raconte à l’image – un simple baiser, une étreinte, une intention de toucher, voir un personnage se déshabiller… Comme n’importe quelle scène en fait ! C’est l’occasion de s’interroger sur la façon de construire l’intimité des personnages et de travailler ces scènes d’intimité avec les interprètes afin qu’elles soient les plus justes possibles, et que tout se passe au mieux au moment du tournage.
Monia Aït El Hadj : Notre travail se divise en plusieurs étapes et ne se limite pas au tournage. Il y a d’abord tout un travail de préparation en amont. Nous allons, sur la base du script, discuter de toutes ces séquences avec le réalisateur ou la réalisatrice. Toutes ces questions que nous posons autour des scènes d’intimité servent la mise en scène et au développement du récit. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, il est tout à fait possible de trouver une part d’improvisation, dès lors que les limites de chacun ont été posées et un cadre clairement défini. Les questions sont aussi d’ordre technique. Par exemple, il est important de connaitre le type de cadrage de ces scènes – s’agira-t-il de filmer une nudité complète ou au-dessus du buste par exemple –, la lumière – sera-t-elle tamisée ou au contraire s’agira-t-il d’une lumière crue –, les gestes attendus – une caresse ou un acte plus intense –, le tempo de la scène… Tout cela se discute en amont du tournage. Puis nous discutons avec chaque interprète concerné afin de comprendre ses limites. Nous servons de facilitateur afin de limiter toutes les dynamiques de pouvoir qu’il peut exister et sommes bien souvent les voix des interprètes sur un plateau de tournage. Lorsqu’on donne une limite lors d’une scène, ce n’est pas la nôtre mais celle qui nous a été rapportée. Pour les scènes les plus importantes, nous prévoyons des répétitions afin de créer tous ensemble une chorégraphie ou en tout cas une structure claire autour de la séquence, grâce à des outils qui nous permettent de travailler ces moments de manière technique et sans sexualisation. Et en parallèle, nous mettons en place divers protocoles qui vont veiller au bon déroulement du tournage et de la suite. Une séquence bien préparée sera une séquence bien tournée et cela même si le jour du tournage il y a des changements.
Paloma García Martens : En effet, la dynamique de pouvoir se vérifie particulièrement sur un plateau. Vous avez beau être un cinéaste bienveillant et ouvert au dialogue, vous incarnerez toujours le pouvoir absolu qui est perçu comme ayant le droit de vie ou de mort sur la carrière des comédiens et comédiennes. C’est pourquoi il est aussi difficile pour les actrices et acteurs de faire part de leurs réserves, de leurs craintes ou simplement de dire non. Ils ne veulent pas décevoir leur metteur en scène, craignent d’être déloyaux et même que leur réputation soit ternie s’ils expriment les réticences. Travailler avec une coordinatrice d’intimité leur donne la possibilité d’être plus sereins, de me poser toutes les questions qu’ils souhaitent et de pouvoir explorer ainsi tout leur potentiel créatif.
Quels avantages à faire appel à une coordinatrice d’intimité ?
Monia Aït El Hadj : Il y en a plein (rire) ! Cela permet de faciliter le tournage, de le rendre plus fluide, d’éviter des discussions parfois délicates entre le metteur en scène et ses acteurs, de parler clairement des demandes des uns et des autres et de se libérer ainsi d’une certaine charge mentale. Les interprètes – acteurs comme actrices d’ailleurs – sont plus à l’aise et sereins dans leur jeu, ce qui se ressent à l’image. L’intimité a toujours était un matériau pour les cinéastes. Nous faisons en sorte que cela se fasse dans un cadre professionnel et éthique.
Paloma García Martens : Faire appel à une coordinatrice d’intimité permet aussi au réalisateur d’aller au bout de son processus créatif sans contraintes ni censure. Parler sans tabous de la nudité, de la sexualité et du désir des personnages ouvre le champ des possibles pour ces scènes, ce qui enrichit considérablement la narration. La coordinatrice d’intimité apporte également son expertise sur l’écriture de ces scènes en évitant les lieux communs ou certaines représentations de domination malaisantes.
« Des connaissances plus larges que la seule question de l’intimité »
Comment êtes-vous devenue coordinatrice d’intimité ?
Paloma García Martens : A l’origine, j’étais habilleuse en Belgique. Dans mon métier, j’ai été témoin d’un certain nombre de problèmes récurrents en matière de non-consentement qui me révoltaient. C’est en 2020, lors d’une conférence donnée par Iris Brey (autrice et spécialiste en représentations des sexualités au cinéma – ndlr) autour du décryptage des stéréotypes de genre dans un scénario, que j’ai compris que je pouvais aider à changer la donne. J’ai alors suivi plusieurs formations qui m’ont amenées vers la coordination d’intimité. J’ai été formée et mentorée par la coordinatrice d’intimité Rachel Flescher à l’IDC (Intimacy Directors and Coordinators) et réalisé plus de 260 heures de formation spécifique en coordination d’intimité (Theatrical Intimacy Education, Principal Intimacy Professionals…) dans des pays anglosaxons, plus en avance sur la France en matière de coordination d’intimité. J’ai également un Certificat de Premier Secours en Santé Mentale, de Lutte contre les discriminations des personnes LGBTQIA+, de Chorégraphie d’intimité, de Résolution de conflits, de Lutte anti-harcèlement et anti-racisme… Mais en réalité, on ne cesse jamais de se former car il faut être en curiosité et en recherche constantes sur l’évolution des sociétés et de leurs pratiques.
Monia Aït El Hadj : J’ai été juriste pendant 15 ans. J’ai décidé d’embrasser une deuxième carrière professionnelle en 2017 pour répondre à ma passion pour le cinéma et les rapports humains. J’ai intégré l’ESEC à Paris, puis j’ai effectué des stages en production, mais je ne trouvais pas ma place. Lorsque j’ai entendu parler du métier d’Intimacy coordinator aux États-Unis et les conditions dans et pour lesquelles il a été créé, j’ai tout de suite su que c’est ce que je voulais faire. J’ai alors été formée en 2020 par Amanda Blumenthal, fondatrice de l’Intimacy Professionals Association (IPA) à Los Angeles et obtenu ma Certification Intimacy Coordination. J’ai également effectué de nombreux ateliers avec : Theatrical Intimacy Education, Principal Intimacy Professionals et Intimacy Directors and Coordinators. Je me suis formée à la Communication non violente, mais aussi à la Santé, aux Conditions de travail et à la Prévention des risques psychosociaux à l’institut CEGOS, et au Harcèlement, violences sexistes et sexuelles. Je suis également professeur de Yoga et je termine actuellement ma 3e année de formation en psychothérapie-psychanalytique à l’EEPA. Notre métier nécessite d’être en formation continue, car il questionne beaucoup de sujets divers et passionnants qui vont bien au-delà de la seule question de l’intimité. La représentation des corps, la représentation de la diversité des sexualités, notamment sont des exemples de sujets auxquels nous devons être sensibles.
La coordination d’intimité est-elle exclusivement féminine ?
Paloma García Martens : Non, bien que pour le moment, nous ne soyons que trois femmes à exercer ce métier dans les pays francophones. Cependant, il existe des coordinateurs d’intimité dans les pays anglo-saxons. David Thackeray fait un travail formidable sur la série Sex Education. Mais vous savez, la coordination d’intimité est un métier exercé par des personnes de tout genre ! Même s’il est pratiqué à 60% par des femmes cisgenres (personne dont le genre qu’on lui a attribué à la naissance est le même que celui par lequel elle se définit – ndlr), il l’est également par des personnes transgenre, non-binaires… D’ailleurs, sur un plateau, ce ne sont pas toujours les personnes féminisées les plus vulnérables. La coordination d’intimité est le sujet de tous. Il ne s’agit pas uniquement de protéger les femmes. Cela reviendrait à aliéner toutes les autres personnes tout aussi concernées par ces questions liées à l’intime.