Delphine et Muriel Coulin : « Dans nos films, les personnages tiennent à chaque fois tout l’édifice »

Delphine et Muriel Coulin : « Dans nos films, les personnages tiennent à chaque fois tout l’édifice »

20 janvier 2025
Cinéma
« Jouer avec le feu » réalisé par Delphine et Muriel Coulin
« Jouer avec le feu » réalisé par Delphine et Muriel Coulin Felicita - Curiosa Films - France 3 Cinema

Les deux réalisatrices reviennent sur leur parcours avec Dix-sept filles, Voir du pays et leur dernier long métrage en date, Jouer avec le feu, dans lequel un père est confronté à la dérive extrémiste de son fils aîné. Un film pour lequel Vincent Lindon a reçu le prix d’interprétation à la Mostra de Venise 2024.


Qu’est-ce qui vous a amené à réaliser en duo ? Est-ce que l’une a entraîné l’autre ?

Muriel Coulin : Comme je suis l’aînée, je dirais que c’est moi. J’ai fait une école de cinéma. J’ai travaillé comme assistante pour Louis Malle, Aki Kaurismäki, Krzysztof Kieslowski… Et comme cheffe opératrice pour Emmanuel Finkiel, Hélène Angel… Régulièrement, Delphine me rejoignait sur les plateaux pour quelques jours. À chaque fois, on s’en donnait à cœur joie. Cette envie de réaliser en duo est sans doute née à ce moment-là. Mais le déclic a eu lieu lors des grèves contre le plan Juppé [en 1995, NDLR].

Delphine Coulin : Je venais de finir mes études et il y avait quelque chose d’assez dingue à vivre ce moment dans les rues de Paris avec tous les transports en commun à l’arrêt. On a donc voulu imaginer une fiction dans ce décor hors norme, avec ce nombre de figurants hors norme ! (Rires.)

M.C : Je venais de rencontrer André Wilms en Afrique sur le tournage du Grand Blanc de Lambaréné de Bassek Ba Kobhio où il jouait le docteur Schweitzer. On s’était très bien entendu et il a accepté de jouer dans ce court, Il faut s’imaginer Sisyphe heureux.

D.C : On a autoproduit le film car il fallait aller vite. Et il a remporté un prix à Los Angeles. Ça nous a encouragées à continuer.

M.C : On a fait un deuxième puis un troisième court avec Les Films du Poisson. On a été sélectionnées au festival de Clermont-Ferrand. C’est ainsi que tout s’est construit…

… Jusqu’à votre premier long métrage, Dix-sept filles (2011), sélectionné à la Semaine de la Critique avant de remporter le prix Michel-d’Ornano à Deauville et d’être nommé aux César. Comment ce film est-il né ?

M.C : On a d’abord développé un premier projet avec Les Films du Poisson qui était assez avancé mais n’a pas abouti. Il se trouve qu’en parallèle de nos courts, j’ai travaillé chez ARTE pendant plusieurs années. D’abord à l’unité Fictions avec Pierre Chevalier, puis à l’unité Documentaires avec Thierry Garrel. À ce titre, j’avais eu l’occasion de collaborer à plusieurs occasions avec Denis Freyd. Denis a regardé nos courts métrages par curiosité, les a bien aimés et nous a proposé un rendez-vous. Il nous a demandé si à moyen ou long terme – car il devait alors enchaîner Le Gamin au vélo des frères Dardenne et L’Exercice de l’État de Pierre Schoeller – on avait des idées de longs métrages. On avait évidemment plein de sujets dans nos tiroirs. Mais ce jour-là, je lui ai intuitivement parlé d’un fait divers qui avait attiré notre attention, survenu en 2008 dans la ville américaine de Gloucester, où 17 adolescentes avaient conclu un pacte sur une année pour tomber enceintes. Ça l’a accroché immédiatement. Il nous a demandé d’écrire un traitement de dix pages dans la semaine. À partir de là, tout a été très vite car Denis a financé Dix-sept filles en seulement six mois ! L’été suivant, on était déjà en tournage.

À l’écriture, on fait tout ensemble.
Muriel Coulin
Cinéaste

Comment vous êtes-vous réparti le travail d’écriture puis de réalisation ? Cela a-t-il évolué au fil du temps ?

M.C : À l’écriture, on fait tout ensemble. Sur Dix-sept filles, on était parties écrire en Corse, et on n’avait amené qu’un seul ordinateur qu’on ne cessait de se passer de l’une à l’autre, après s’être mises d’accord sur la structure de l’intrigue. Il y avait une vraie jubilation à faire découvrir ce que l’une avait écrit à l’autre. Ce fut un exercice très formateur. Aujourd’hui, on a chacune notre ordinateur ! (Rires.) Mais on continue d’écrire chacune de notre côté avant de tout mettre en commun.

D.C : À partir de là, on prépare énormément la mise en scène. On a des idées très arrêtées avant même de choisir les décors. On ne l’invente pas une fois dans les décors, même si évidemment elle peut évoluer à la marge. Mais sur le plateau, la répartition du travail peut changer. Il se trouve qu’on tourne toujours à deux caméras. Une caméra principale qui est au service de la narration et nous permet d’assurer le noyau dur de ce qu’on veut raconter. Et une deuxième pour aller chercher des plans supplémentaires. Sur Jouer avec le feu, notre chef opérateur Frédéric Noirhomme nous a dit que ce que l’on voit au final à l’écran provient à 70 % de cette deuxième caméra. C’est finalement logique car elle traduit vraiment notre regard sur le moment. On peut se permettre un pas de côté pendant que notre directeur de la photographie est affairé sur la première caméra. On l’a toujours un peu fait mais c’est vraiment sur Jouer avec le feu que cette manière de travailler a pris autant d’importance. C’est une manière de fonctionner qui va perdurer pour la suite. Sur ce plateau, j’étais aussi plus présente avec les acteurs que Muriel qui opérait plus souvent à cette deuxième caméra.

M.C : Et ce même si j’adore la direction d’acteurs ! Mais, de mon point de vue, on ne peut pas parler toutes les deux en même temps à un acteur. Multiplier les discours peut perturber, fragiliser le travail d’un acteur. J’ai évidemment toujours une oreille qui traîne mais je me suis régulièrement effacée et réfugiée sur la deuxième caméra pour laisser Delphine parler avec les comédiens.

Après Dix-sept filles, vous avez choisi d’adapter un livre écrit par Delphine, Voir du pays. Pourquoi ?

D.C : En parallèle des films qu’on réalise, je suis romancière. Et j’aime vraiment alterner ces deux métiers. J’aime la solitude et le recueillement qu’implique l’écriture. Mais je trouve très sain pour l’esprit de travailler en collectif. J’adore les plateaux de tournage, moment que je vis vraiment comme une colonie de vacances. Quand un film est terminé, je n’ai qu’une envie : revenir à l’écriture. Mais à la fin d’un livre, je n’ai qu’un désir : retrouver les plateaux ! (Rires.) Par contre, pendant très longtemps, quand j’avais une idée de sujet, c’était soit pour un livre soit pour un film. Je ne mélangeais jamais les deux. Ce sont Éric Toledano et Olivier Nakache qui ont changé la donne ! Après le succès colossal d’Intouchables, le champ des possibles leur était totalement ouvert et ils ont eu envie de faire un film qui leur tenait à cœur autour d’un personnage de migrant. Ils ont lu énormément de livres à ce sujet avant de choisir mon roman Samba pour la France. Quand on s’est rencontrés pour acquérir les droits, ils m’ont proposé trois options : acheter simplement les droits ; acheter les droits, coécrire ensemble et qu’ils réalisent ; et enfin acheter les droits pour qu’on coréalise l’adaptation avec Muriel, qu’ils produiraient car ils avaient bien aimé Dix-sept filles. J’ai alors choisi la voie du milieu. Car je savais que s’ils réalisaient, le film – et donc ce sujet qui m’importait aussi politiquement – aurait plus d’impact. Mais aussi parce qu’en écrivant son adaptation, je protégeais mon « bébé ». J’ai alors proposé que Muriel coécrive avec nous, ce qu’ils ont accepté. On a donc fait ça tous les quatre. Et ce fut vraiment génial car ça changeait nos habitudes à toutes les deux tout en apportant forcément quelque chose à Éric et Olivier. Pendant cette phase d’écriture, Muriel a pu voir que je n’étais pas accrochée au livre en tant que tel car j’ai bien conscience qu’un film constitue un objet artistique très différent où on peut se permettre toutes les libertés. Ainsi, dans le cas de Samba, tout en gardant l’histoire et les personnages, on a fait d’un drame, une comédie. C’est suite à cette expérience que Muriel m’a suggéré qu’on adapte ensemble Voir du pays. J’avais vraiment adoré écrire ce roman sur ces deux femmes militaires passant trois jours à Chypre comme dans un sas de décompression après une mission de six mois en Afghanistan. Mais j’avais aussi des images en tête que j’avais envie de voir sur grand écran. Ça a été comme une évidence…

Il y a chez nous un amour de la fiction mais avec un intérêt constant pour le monde contemporain. C’est pourquoi nos histoires sont toujours ancrées dans la réalité.
Delphine Coulin
Cinéaste

Qu’est-ce qui vous avait conduit vers ce sujet-là ?

D.C : On est originaires de Lorient, ville où l’arsenal tient un rôle central. Nos parents étaient plutôt antimilitaristes mais, à l’école, dans mon groupe de cinq copines, trois avaient un père militaire et ceux des deux autres travaillaient dans l’aéronavale. On était à la bonne distance : ça nous permettait de poser un regard critique sur ce monde-là tout en en étant suffisamment proches. Sans compter que j’ai voulu l’aborder par un angle féministe en partant de jeunes femmes militaires et non d’hommes à une époque, deux ans avant #MeToo, où ça n’allait pas forcément de soi.

Dix-sept filles, Voir du pays et Jouer avec le feu ont en commun de traiter de thèmes forts mais sans jamais être enfermés dans de purs films « à sujet ». Comment parvenez-vous à éviter cet écueil ?

M.C : Parce que notre vraie passion à toutes les deux, ce qui nous anime, c’est le cinéma. Et comme disent les Américains, « action is character ». Ce ne sont jamais les sujets mais les personnages qui tiennent à chaque fois tout l’édifice. Ainsi que notre amour assez inconditionnel des acteurs. Si on souhaite évidemment s’emparer de sujets forts qui nous tiennent à cœur, on aime avant tout l’idée de pouvoir pleurer, rire et ressentir des émotions avec des personnages qu’on a envie de suivre.

D.C : Il y a chez nous un amour de la fiction mais avec un intérêt constant pour le monde contemporain. C’est pourquoi nos histoires sont toujours ancrées dans la réalité. On n’a jamais eu envie de faire un film historique, par exemple. Et si on s’y employait un jour, ce serait parce qu’il résonne avec aujourd’hui.

Dans le cas de Jouer avec le feu, qu’est-ce qui vous avait attiré dans le livre de Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, que vous avez choisi d’adapter ?

M.C : Comme beaucoup, on est inquiètes de la progression des idées véhiculées par l’extrême droite. En France et partout dans le monde. Ce qui nous semblait très pertinent dans ce livre, c’est l’angle d’attaque. Le fait que cette histoire se passe à travers le point de vue du père et ne soit pas le simple portrait d’un jeune homme qui part à la dérive vers les milieux extrémistes. En adaptant ce roman, on ne fait pas un film sur l’extrême droite, mais sur la peur de l’extrême droite chez ceux qui s’inquiètent de la progression de ses idées. Que faire face à ça ? Se mettre en colère ? Devenir militant ? Garder le silence ? Quels sont au fond les moyens d’action ? Ce sont ces interrogations qu’on retrouve chez Pierre, le père du jeune Fus.

 

Vous embrassez toute la complexité du sujet en ne divisant pas le monde entre gentils et méchants, avec comme symbole ce père qui abhorre ce qu’est en train de devenir son fils mais ne peut cesser de l’aimer car il est et restera son enfant…

D.C : On voulait éviter le piège du film manichéen. C’est comme ces dîners de famille où tout d’un coup, des gens qu’on aime se mettent à avoir des réflexions sordides. C’est vraiment ce point de vue-là qu’on voulait prendre dans le film ; jusqu’à quel point peut-on aimer quelqu’un dont les idées sont à ce point différentes des nôtres ? Qu’est-ce qu’on peut supporter et à quel moment on intervient et de quelle manière ? C’est ainsi qu’on a construit trois personnages complexes, sans faire du fils aîné un type odieux mais en montrant qu’il peut aussi se révéler drôle et attachant, en tout cas pour son jeune frère et son père. Parce que dans la vie de tous les jours, les gens sont complexes. Pour qu’on croie à cette histoire et créer une empathie avec la situation, il fallait éviter que ce soit trois monoblocs…

Pour Jouer avec le feu, on ne fait pas un film sur l’extrême droite, mais sur la peur de l’extrême droite chez ceux qui s’inquiètent de la progression de ses idées.
Muriel Coulin

Ce qui se retrouve évidemment dans votre direction d’acteurs…

M.C : Complètement. Benjamin Voisin le symbolise parfaitement. Il est génial dans le rôle de Fus car, au fil du récit, il paraît tour à tour attachant, drôle, menaçant et haïssable. Il arrive à faire coexister toutes ces facettes dans un seul homme. Il possède une palette de jeu vraiment hors norme.

Jouer avec le feu repose sur un équilibre entre le père et ses deux fils. Celui-ci existait-il déjà dans le roman ?

M.C : Non, le père est bien plus présent dans le livre. On suit le récit à travers ce qu’il ressent et ce qui se passe dans sa tête. Nous, on a choisi de redonner de la valeur à Fus pour qu’il y ait un beau duel entre lui et son père, puis petit à petit on a donné une vraie place au plus jeune des deux frères, Louis, qu’incarne Stefan Crépon.

D.C : Notre film est aussi plus optimiste que le livre. On a eu envie d’une réconciliation possible, d’un lien familial qui puisse perdurer, de la même manière qu’on espère que cette réconciliation finira par s’imposer dans notre société, au contraire de ce que les idées extrémistes pourraient nous laisser penser.

Pierre est incarné par Vincent Lindon, qui a été primé à la Mostra de Venise. Est-ce que vous faites appel à lui pour ce qu’il apporte de ses personnages précédents qui ont marqué les esprits, notamment chez Stéphane Brizé ? Est-ce que vous en jouez même ?

M.C : On l’a évidemment choisi parce que c’est un immense acteur, parce qu’il est immédiatement crédible en caténairiste. Mais aussi parce qu’on a en effet tous en mémoire les personnages que vous évoquez et certaines de ses prises de position politiques publiques. Car cela permet de s’identifier plus vite à son personnage.

On voulait éviter le piège du film manichéen.
Delphine Coulin

Mais il fallait aussi que tout Vincent Lindon qu’il est, il n’écrase pas les autres et ne mette pas en péril l’équilibre essentiel entre les personnages que vous évoquiez plus tôt…

M.C : Ça s’est fait assez naturellement. D’abord parce qu’ils se sont tout de suite très bien entendus tous les trois et qu’il n’existait aucune rivalité d’acteurs. À partir de là, notre rôle fut de jouer les chefs d’orchestre, d’accorder ces instruments, d’éviter les chevauchements. Mais ça nous a évidemment facilité la tâche.

Depuis la Mostra et avant sa sortie en France, Jouer avec le feu a beaucoup voyagé dans le monde. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans les réactions des spectateurs des différents pays où vous l’avez présenté ?

M.C : Ce qui nous a frappées, c’est que dans tous les pays, on s’est retrouvées avec les mêmes questions. Celles de parents dans la même situation que le personnage de ce père. Je pense particulièrement aux États-Unis et à ces familles fracturées par la montée en puissance de Trump, laissant de nombreux démocrates désemparés devant ce qu’ils considèrent comme la dérive de leurs proches. Notre parti pris d’une fin plutôt optimiste tisse un lien encore plus fort car il ne désespère pas ces personnes qui se sentent perdues. À Venise, Jouer avec le feu a aussi reçu le prix de la jeunesse. On a vraiment été très émues de voir ces jeunes gens de l’Italie de Giorgia Meloni venir nous remercier pour le bien que leur a fait ce film et les clés qu’il a pu leur donner pour essayer d’aller parler à tous ces Fus qu’ils connaissent.

D.C : On a pu le constater même en Corée du Sud ! Sur Dix-sept filles, la réception avait vraiment été très différente d’un pays à l’autre, selon la liberté qu’on y laissait aux jeunes adolescentes. Mais avec Jouer avec le feu, ce qui est frappant, et au fond très malheureux, c’est qu’on a l’impression d’une lame de fond. Que la démocratie est vraiment en danger. En revanche, dans toutes les salles où on fait des avant-premières, on s’est rendu compte qu’à la sortie du film, les gens avaient vraiment envie de parler. Des personnages et de leurs réactions. Mais aussi de politique. Et ça, c’est encourageant pour l’avenir !
 

JOUER AVEC LE FEU

Affiche de « Jouer avec le feu »
Jouer avec le feu Ad Vitam

Réalisation : Delphine et Muriel Coulin
Scénario : Delphine et Muriel Coulin d’après Ce qu’il faut de la nuit de Laurent Petitmangin.
Production : Felicita, Curiosa Films
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : Playtime
Sortie le 22 janvier 2025

Soutien sélectif du CNC : Avance sur recettes après réalisation