Votre premier long métrage, Pauline s’arrache, est sorti il y a pile dix ans. De quand date l’idée de Maman déchire et comment est-elle née ?
Émilie Brisavoine : Après Pauline s’arrache, j’ai voulu faire une fiction. J’ai donc commencé à écrire un film sur l’histoire d’une vétérinaire souffrant de stérilité qui, pour avoir un enfant et avancer dans la vie, devait faire la paix avec sa mère. Or je suis totalement autodidacte. Avec Pauline s’arrache, j’ai inventé ma méthode de travail en faisant le film. Et là, je me suis retrouvée à devoir écrire fichier Word sur fichier Word, à passer des oraux pour défendre mon projet où l’on m’expliquait qu’il fallait tout réécrire car mon personnage était trop antipathique. L’école de la production classique, certes, mais dans laquelle je ne me retrouvais pas. J’ai donc perdu l’envie de faire ce film. Je me suis alors dit qu’au lieu d’écrire une fiction, je devrais me tourner vers celle qui constitue le plus grand mystère de mon univers depuis que je suis née : ma mère ! Ne pas attendre qu’on m’autorise à travailler et prendre ma caméra. Repasser par le documentaire, par le réel, représentait pour moi la certitude d’aller dans des endroits que je ne pouvais pas soupçonner.
Quelle était la ligne directrice de Maman déchire quand vous vous êtes lancée dans ce projet ?
Je voulais travailler sur cette relation avec ma mère qui avait suivi avec enthousiasme l’aventure totalement inattendue de Pauline s’arrache, jusqu’à sa présentation cannoise et sa sortie en salles. Elle connaissait mon style et mon travail, qui consistent à regarder la vérité des relations familiales de manière à la fois frontale et pleine de tendresse et d’humour. Mais, d’emblée, deux éléments ont joué un rôle essentiel : je suis devenue mère et cela a fait ressurgir des sentiments contradictoires en moi. Et j’ai retrouvé les journaux intimes de mon enfance dans un carton que j’avais gardé. Je ne m’étais jamais replongée dedans car je pensais qu’il s’agissait de « trucs » de petite fille sans intérêt. Mais j’ai pris une claque. J’ai ressenti dans mon corps et ma conscience d’adulte les émotions et les sensations de la fillette que j’étais. Et j’ai dès lors eu envie que cette petite fille soit au cœur du récit. Pour essayer de comprendre pourquoi l’adulte que je suis devenue a aussi longtemps tu ce que cette enfant ressentait. D’où cette dialectique que j’ai mise en place avec les images d’archives documentaires peuplées de ces motifs qu’on partage tous : les Noëls passés ensemble, les images de ces repas de famille où tout le monde fait des sourires. La lecture en off des journaux intimes me permet d’en faire le contrechamp, d’en montrer la face cachée.
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Comment présentez-vous ce projet à votre mère ?
Je lui ai expliqué que je voulais qu’on travaille sur notre relation, qu’il était important pour moi qu’on puisse regarder ensemble le passé. Car on a une histoire très complexe, du fait notamment que je n’ai pas grandi avec elle. J’avais donc envie de lui proposer un projet qui nous permettrait de passer du temps ensemble. Puisque tout le dispositif, tout l’enjeu, tout le mouvement de ce film consiste à essayer d’accéder à ma mère. Et c’est ce qu’il s’est produit puisque j’ai filmé une soixantaine d’heures de rushes sur un an. Ce qui n’est pas allé sans susciter des émotions fortes, comme on le voit dans le film. À charge pour moi de saisir dans toute cette matière les moments les plus signifiants pour raconter ce que j’avais à dire sur ma mère, mon frère et sur moi…
Car vous allez aussi devenir un personnage de votre film…
J’ai accepté cette idée afin de raconter trois adultes malades de leur enfance mais avec des points de vue et des tempéraments différents. L’enjeu était de tricoter ces trois personnages en faisant comprendre l’enfance de chacun. Mais des choses se sont produites au tournage que je n’aurais jamais pu imaginer.
Lesquelles par exemple ?
Je rêvais d’un documentaire avec une résolution hollywoodienne de résilience. Jusqu’à ce moment, au milieu du tournage, où ma mère va me dire qu’elle ne veut plus faire le film. Un moment où ma caméra se heurte à un mur blanc que j’utilise comme un support de création en y faisant dialoguer nos enfants intérieurs. À partir de là, cette idée de réparation qui sous-tend le projet va passer par une autre voie. En l’occurrence par l’amour que ma mère porte à mon fils. En sautant une génération. Ce moment m’a appris à accepter le réel tel qu’il est et non pas tel que j’aimerais qu’il soit. Ce qui est littéralement la définition de ce qu’est le fait de devenir adulte. Et le mouvement de mon film.
Comment avez-vous collaboré avec votre producteur Nicolas Anthomé (Batypshère), qui vous avait présenté votre monteuse Karen Benainous ?
Nicolas a su mettre en place un dispositif de production qui m’a permis d’avoir une liberté de création et d’expérimentation exceptionnelle. Et il a été aussi essentiel au moment du montage où, avec Karen Benainous, on a dû proposer une cinquantaine de versions différentes. Karen m’a appris à monter. On s’y est employées sur deux postes en parallèle. Je me suis occupée des scènes les plus plastiques, les plus barrées, et Karen a monté les scènes de cinéma direct. Nicolas a été extrêmement patient car le montage a été aussi long qu’expérimental.
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Comment s’est-il construit ?
Une fois le tournage en cinéma direct terminé, il fallait que je construise mon personnage. J’ai donc mis en scène ces saynètes où l’on me voit faire du yoga, étendre le linge et rendre visite à des thérapeutes. Mais très vite, Karen m’a expliqué qu’elle ne parvenait pas à capter avec ce matériau-là ce que je ressentais. J’ai alors eu l’idée d’utiliser des images de cosmos pour métaphoriser ces grands mouvements émotionnels qui nous dépassent. Avec cette hétérogénéité des sources, le film a forcément l’air très éclaté et baroque. Mais tout cela nécessite une structure extrêmement carrée, sinon ça ne tient pas. Ça a donc demandé beaucoup de temps pour construire ce film comme une odyssée intérieure, une espèce de voyage initiatique à l’intérieur de la psyché.
Maman déchire ne dure qu’une heure vingt. Est-ce une contrainte que vous vous étiez imposée ?
Je ne parlerais pas de contrainte car j’adore couper ! J’y vois une forme de politesse pour ne pas prendre trop de temps dans la vie des gens qui viendront découvrir le film. Mais ce qui a l’air concis demande beaucoup de travail. Le gros défi, avec moi, c’est qu’il y a une espèce de tsunami d’images. Je fouille énormément sur Internet, je possède toutes les archives de mon grand-père que j’ai numérisées… Et je travaille cette matière comme une plasticienne. Tout l’enjeu de Maman déchire était d’organiser le chaos à la fois dans ma vie, dans ma tête et dans ce corpus d’images.
Qu’est-ce qui a été le plus complexe ?
Parvenir à trouver le début du film ! Car il fallait d’emblée poser de manière extrêmement claire la problématique et tout le contrat visuel avec le spectateur, cette idée d’écriture assez baroque. Montrer qu’on allait se situer à la fois dans quelque chose de très mental et de très concret.
Certains films vous ont-ils influencée pour y parvenir ?
Non, car je n’ai jamais d’idée préconçue. Je fais ma cuisine toute seule et je vois ce que ça donne. Je trouve le langage du film au fur et à mesure du montage et que surgissent des choses que je n’ai pas cherché à provoquer.
Votre monteuse constitue le premier regard extérieur sur ces images…
C’est ma sœur siamoise de création. Sa grande intelligence est de me laisser toujours libre de tout essayer, même quand ça ne lui semble pas très orthodoxe. Comme quand je lui propose de faire la technique du hachis parmentier : prendre deux rushes, les couper au hasard avant de les mixer ! (Rires.) Dans 90 % des cas, ça ne marche pas. Mais les 10 % restants propulsent le film vers l’inattendu. Et puis il y a toute la question de l’autocensure, avec cette matière très sensible et très personnelle. Karen m’aide à prendre de la distance. Franchement, je ne m’attendais pas à ce que ce film touche les gens à ce point. Cela prouve que même si nos motifs de vie sont différents, on est tous travaillés par des questions liées à notre nature humaine : la filiation, la maternité, les tourments transgénérationnels.
Avez-vous toujours votre idée de fiction dans un coin de la tête ?
Oui, mais je dois trouver ma manière de m’y aventurer, cette liberté de création un peu expérimentale. Je n’ai en tout cas plus envie de faire du documentaire intimiste pour le moment. Je suis un peu fatiguée ! (Rires.) Je ne sais pas trop comment m’y prendre mais c’est mon but pour les mois à venir. Je cherche, je cherche…
MAMAN DÉCHIRE
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Réalisation : Émilie Brisavoine
Production : Batysphère
Distribution : JHR Films
Ventes internationales : Best Friend Forever
Sortie le 26 février 2025
Soutien sélectif du CNC : Avance sur recettes avant réalisation