Drame de la jalousie (1970)
Après avoir écrit une vingtaine de scénarios (dont Le Fanfaron et Les Monstres), c’est en 1964, à 33 ans, qu’Ettore Scola se lance dans la réalisation avec Parlons femmes. Mais c’est six ans plus tard, avec son septième long métrage, qu’il trouve sa première reconnaissance publique. À travers cette tragi-comédie sociale, il suit le parcours d’une vendeuse de fleurs aimée de deux hommes - un maçon malheureux en mariage et un pizzaiolo hâbleur. Son indécision poussera l’un des deux au crime… Scola, engagé au sein du parti communiste italien (comme le héros maçon de Drame de la jalousie) entend ici parler de l’aliénation des ouvriers comme Michelangelo Antonioni a pu parler de celle des bourgeois. Il montre le ravage du machisme dans les classes populaires tout en pointant du doigt l’incapacité des dirigeants politiques de cette époque à apporter des réponses aux questions que se posent leurs concitoyens les plus modestes. Le tout à travers un récit d’amour passionnel qui se terminera dans un bain de sang. Pour raconter la misère sociale dans laquelle vivent les oubliés de la mutation économique de l’Italie de la fin des années 60, Scola choisit la drôlerie, l’humour et signe une œuvre débordant d’énergie vitale. L’interprétation de Marcello Mastroianni sera récompensée par un prix d’interprétation à Cannes.
Nous nous sommes tant aimés ! (1974)
Avec cette vaste fresque de la société italienne post-seconde guerre mondiale Scola fait le portrait de trois compagnons de résistance après la guerre, et le bilan de leur vie trente ans plus tard. Pour la première fois, le cinéaste rencontre, avec ce film, un succès international. Une réplique en donne le ton : « Nous voulions changer le monde mais le monde nous a changés ! ». Car le destin de chacun de ces compagnons résonne comme une métamorphose de l’Italie tout au long de ces 30 années où rien ne s’est passé comme prévu. Nicola, l’intellectuel communiste a sacrifié sa vie familiale et professionnelle au profit d’un idéal humaniste qui paraît finalement bien vain. Gianni a trahi ses idéaux de jeunesse au profit d’une réussite sociale qui en font un homme puissant et craint mais à la vie privée désastreuse. Seul, Antonio, l’infirmier, en apparence le moins doué de la bande, va trouver le bonheur conjugal auprès de celles que tous convoitaient.
Oscillant entre nostalgie, rire et tendresse, Scola tente de comprendre comment l’Italie, qui avait vaincu ses démons fascistes, a pu se laisser piéger par la corruption tentaculaire, inévitable corollaire du miracle économique vécu entre les années 50 et 70. Il dénonce aussi la difficulté à faire entendre dans l’immédiat après-guerre des idées de gauche alors que les Démocrates Chrétiens écartèrent du gouvernement les socialistes comme les communistes. Il utilise pour ce faire l’arme symbolique du septième art, et choisit pour chaque période de faire référence à un cinéaste emblématique. De Sica (qui vient alors de disparaître et à qui le film est dédié) pour le climat tendu post 1945, Fellini pour l’embellie économique puis Antonioni pour la dérive bourgeoise. Nous nous sommes tant aimés sort en Italie en 1974, année marquée par l’enlèvement du juge Marion Rossi par les Brigades Rouges, par l’attentat du train Rome-Munich fomenté par des terroristes d’extrême-droite et par la révélation d’un scandale financier impliquant la Démocratie chrétienne. Le temps est alors à la confusion et l’écho de ce bilan sans concession signé Scola n’en est que plus puissant. Il remporte en 1977 le César du film étranger face à Cria cuervos, Vol au-dessus d’un nid de coucou et Barry Lindon.
Affreux, sales et méchants (1976)
Scola assoie son statut de maître de la comédie italienne des années 70 avec cette satire grinçante du quart-monde romain de l’époque. Le cinéaste a d’abord envisagé ce projet comme un documentaire sur les bidonvilles de Rome avant de bifurquer vers la fiction et de raconter l’histoire de Giacinto, qui règne en tyran sur sa nombreuse famille. Si tous acceptent son autorité c’est parce qu’il possède un magot que chacun espère lui voler. Mais la révolte se prépare. Pour ce mélange entre le docu et la farce, Scola va réunir devant ses caméras un mélange de comédiens professionnels (Nino Manfredi…) et de non professionnels. Il pose sa caméra dans le quartier de Monte Ciocci, alors réellement occupé par des taudis où s’entassaient chômeurs et ouvriers sans le sou. Mais son parti pris de forcer le trait, d’user volontairement de la caricature à grande échelle lui vaut de sévères critiques du monde catholique comme de la gauche.
Scola entendait montrer qu’en vivant dans des conditions inhumaines, le risque est grand de devenir inhumain. On l’accuse à l’inverse de racisme anti-pauvre et nombre de ses anciens camarades de lutte prennent ses distances avec lui. Scola, lui, n’aura qu’un regret : que Pasolini, assassiné peu de temps avant, n’ait pas eu le temps d’écrire et de dire en ouverture de son film une préface qui aurait fait un parallèle entre Affreux, sales et méchants et son Accatone qui explorait 15 ans plus tôt la situation des mêmes petites gens. Son film reçut le prix de la mise en scène au festival de Cannes.
Une journée particulière (1977)
Dans ce drame filmé dans un camaïeu de brun, de rouge et de vert sombre, Scola revient sur un jour à part de l’histoire de l’Italie : le 6 mai 1938, un peu moins de deux ans après la signature de l’Axe Rome Berlin, où Hitler rendait visite à Mussolini dans une Rome en folie. Un souvenir qui n’a jamais quitté Scola puisque, alors âgé de 6 ans, il défila lui-même devant le Führer (en sa qualité d’enfant de la Louve). En racontant l’amitié entre une mère de famille et un animateur radio qui a perdu son emploi à cause de ses idées antifascistes et de son homosexualité, Une journée particulière lui permet de montrer comment Mussolini avait décidé de poursuivre les homosexuels comme opposants politiques. Et il s’empare de ce sujet avec une finesse saluée par tous.
L’homosexualité de son héros est suggérée de l’intérieur et évite tous les clichés du genre. Ce personnage lui permet d’évoquer l’état de marginalité et le quotidien semé d’embûches qui en découle, dans n’importe quelle société, au-delà même de ces années fascistes. Les figures de l’homosexuel et de la femme exploitée s’éclairent mutuellement non pour les poser en martyrs mais pour leur rendre un peu de dignité : Scola essaie au fond de fissurer la chape de plomb morale qui pèse toujours sur la société italienne de la fin des années 70. Présenté en compétition à Cannes et porté par Sophia Loren et Marcello Mastroianni à leur sommet, cet éloge de la différence a remporté de nombreux prix à travers le monde, dont un César et un Golden Globe du meilleur film étranger.
La Terrasse (1980)
Des intellectuels de gauche amers et désabusés se réunissent régulièrement sur une terrasse pour échanger leurs désillusions. Le ton amer de La Terrasse est loin de celui des ambiances acerbes de l’âge d’or de la comédie italienne, dont ce film marque le chant du cygne autant qu’il enterre une certaine idée de la gauche, celle à laquelle ont longtemps cru les protagonistes de ce film. « Nous voulions changer le monde mais c’est le monde qui nous a changés » entendait-on dans Nous nous sommes tant aimés. Ses personnages de La Terrasse pourraient tous reprendre cette phrase à leur compte. Chacun des personnages mesure qu’il a fait son temps et que n’a atteint ses rêves. À sa sortie, le film provoqua d’ailleurs des remous dans les milieux intellectuels transalpins qui se sentaient épinglés à travers cette charge aussi rude que mélancolique. La Terrasse ne faisait pourtant qu’accompagner l’heure du bilan de la société italienne. Bientôt, les idéaux de la gauche révolutionnaire allaient être engloutis par le berlusconisme. D’abord par le biais de la télévision puisque le Cavaliere se retrouve à la fin des années 80 à la tête de Canale 5, la première chaîne privée italienne qui va tuer à petit feu le cinéma local. Puis par la politique où il sera nommé Président du Conseil en 1994. Mais une fois encore, l’aura du film de Scola dépasse largement les frontières italiennes puisque le jury présidé par Kirk Douglas lui décerne le prix du scénario au festival de Cannes.