Comment en êtes-vous venue à vous intéresser au milieu carcéral ?
Eve Duchemin : J’ai toujours su intuitivement qu’un jour j’irai y faire un tour. Parce que chaque film naît chez moi de ceux qui précèdent. Or j’avais signé plusieurs documentaires sur des gens vivant en forte précarité et qui, en se battant pour sortir la tête de l’eau, se retrouvaient à la limite de la légalité. Pour eux, l’étape d’après pouvait rapidement devenir la prison. Il se trouve que le hasard a bien fait les choses : au cours d’une soirée, j’ai rencontré une jeune femme qui se trouvait être directrice d’une prison pour hommes et avec laquelle j’ai sympathisé. Cinq ans plus tard, elle m’a orientée vers un appel d’offres sur un film à réaliser – pour une diffusion en prison – autour du rapport entre les détenus et le sport. J’ai adoré faire ce film avec les détenus qui se sont livrés sur leur intimité de manière assez magnifique. Lorsque j’ai enfin pu réaliser un documentaire sur cette amie directrice de prison, les détenus ont accepté de participer car ils connaissaient mon travail. Ils ont même accepté d’être filmés à visage découvert, ce qui était important pour moi. Je voulais montrer qu’entre ces murs domine une précarité qui va en s’accélérant. Que rien n’y est tout noir ou tout blanc. Évidemment, beaucoup ont pris de longues peines et fait des erreurs monumentales mais à partir de quel moment ont-ils le droit de reprendre le cours de leur vie ? C’est la question que j’avais envie de poser et de comprendre.
Comment s’est fait le chemin pour passer du documentaire à la fiction ?
Tout est parti d’une série d’anecdotes confiées par des personnes rencontrées en prison. Elles m’ont longtemps hantée. Un détenu qui n’était pas rentré de permission car il était resté chez sa mère. Un vieil homme qui, en prison depuis vingt-cinq ans, m’avait dit, alors qu’il était en train de laver son linge et sans me regarder, qu’il devait se dépêcher de sortir pour s’occuper de ses enfants… Chaque soir, j’écrivais ces anecdotes sur un cahier et elles ont commencé à constituer un récit où les scènes qui m’intéressaient le plus étaient celles que je n’aurais jamais pu filmer en documentaire. Penser fiction, c’est aussi se mettre à rêver des scènes pour comprendre ce que veut dire vouloir rentrer en pleine nuit en prison parce qu’on s’y sent mieux que dehors où tout est trop difficile. Sur ce qui se passe entre un homme et une femme qui se retrouvent après vingt ans passés loin de l’autre. Qu’est-ce qu’on se dit ? Comment on se touche ? J’ai vu la fiction comme un terrain de jeu poétique.
Vous avez tourné dans la même prison que celle de vos documentaires ?
Le film a été entièrement pensé pour et dans cette prison, située à Meaux. Mais on était en plein confinement. À cause du Covid-19, on a pu tourner seulement devant la prison et pour une unique séquence à l’intérieur des murs à la toute fin. Pour le reste, on a dû se rabattre sur une ancienne prison transformée en hôtel en Hollande. Comme je viens du documentaire, vous imaginez bien que ça m’a rendue malade ! L’idée a donc été de faire en sorte que le récit y passe le moins de temps possible, simplement pour rappeler combien la prison étouffe et broie, afin de se concentrer sur ces moments de permission hors les murs.
Pourquoi avez-vous décidé de raconter trois histoires au lieu d’une seule ?
Parce que ces trois parcours sont le fruit de trois anecdotes que j’avais prises en notes. Toute l’écriture du scénario a été une longue bagarre. Mais j’ai eu la chance d’aller en résidence au Groupe Ouest. J’avais commencé à écrire le scénario avec un seul personnage, mais au fil de cette résidence et des questions qu’on m’y posait, j’ai compris que ça limitait mon propos. Multiplier les personnages m’a éloignée d’une forme de didactisme. Passer deux heures avec trois personnages broyés de la même manière alors qu’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres donne une indication encore plus implacable de la prison. Il est temps qu’on repense la question de manière plus systémique.
Chacun de ces trois récits possède aussi une atmosphère visuelle particulière. Pourquoi ce choix ?
Il y a eu en effet une recherche esthétique très discrète avec un langage visuel qui ne soit pas complètement éloigné de mon travail précédent. Ce n’est pas parce que je passais du documentaire à la fiction que tout d’un coup j’allais utiliser des travellings et des grues ! Je voulais poursuivre une sorte de quête à l’échelle humaine. Tourner majoritairement caméra à l’épaule, pour évoluer en fonction des rythmes de chacun, et donner ainsi une couleur et un ton particulier à chaque récit.
Pourquoi avoir fait appel à Colin Levêque (le directeur de la photo de C’est mon homme de Guillaume Bureau) pour signer la lumière de Temps mort ?
Je connais Colin Levêque depuis 2009. Cette année-là, je me suis cassé le bras à la fin d’un tournage d’un documentaire sur un jeune rappeur à Charleroi et je devais commencer dans la foulée un court métrage de fiction. Colin devait au départ simplement me donner un coup de main. Du fait de ma blessure, je lui ai donné la caméra et il m’a assuré qu’il allait cadrer de telle manière qu’on allait croire que c’était moi. Qu’il n’allait en aucun cas me déposséder du film. J’ai trouvé son humilité magnifique. Dès lors, il était évident de faire appel à lui pour mon premier long métrage de fiction. Je savais qu’on parlerait le même langage. Colin m’a incitée à poursuivre ma quête de documentariste à travers la fiction, mais il m’a aussi proposé de filmer en 1.35 tout en m’apprenant l’importance de la rigueur dans les repérages comme dans le choix des costumes. On a été en totale harmonie de bout en bout.
Réaliser une fiction, c’est aussi se confronter pour la première fois à des comédiens.Cela vous angoissait ? Comment avez-vous travaillé avec eux ?
Cela a pu en effet faire partie de mes angoisses, sachant que je m’embarquais dans un film choral ! (Rires.) Je n’ai pas fait de répétition à proprement parler, j’ai juste passé du temps avec chacune des trois « familles » des personnages. Pour qu’ils apprennent à cohabiter et deviennent peu à peu leurs personnages au-delà même de ce qu’ils allaient avoir à jouer. Chacun avait des besoins différents et ma direction d’acteur a consisté à m’adapter à eux, professionnels ou non.
Le montage a-t-il beaucoup réécrit ces trois histoires entrelacées ?
Il s’est construit avec minutie comme une partition musicale. On a beaucoup coupé mais en laissant certaines scènes dans la durée. Ces scènes où, sur le plateau, j’avais regardé mes personnages vivre au-delà de ce qui était écrit dans le scénario et laissé tourner ma caméra. Je devais donc réduire l’histoire à proprement parler pour me permettre de garder tous ces moments qui racontent au plus près ces personnages, l’ascenseur émotionnel qu’ils vivent chacun à leur rythme. Je savais que les silences allaient raconter beaucoup de choses. Je n’étais jamais dans une logique d’efficacité.
TEMPS MORT
Réalisation et scénario : Eve Duchemin
Photographie : Colin Levêque
Montage : Joachim Thôme.
Musique : Fabien Leclercq
Production : Kwassa Films, Les Films de l’autre cougar
Distribution et ventes internationales : Pyramide
Sortie en salles le 3 mai 2023
Soutien du CNC : Soutien au scénario (aide à l'écriture), Avance sur recettes avant realisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023),