Avec ce prix, elle succède au palmarès à Armance Durix (cheffe opératrice prise de son de Mi iubita, mon amour de Noémie Merlant en 2021), Marion Burger (cheffe décoratrice d’Un petit frère de Léonor Serraille en 2022) et Anne-Sophie Delseries (cheffe décoratrice du Théorème de Marguerite d’Anna Novion en 2023). « Une validation de tout mon parcours et un encouragement à continuer », confie la directrice de la photographie Evgenia Alexandrova alors que le deuxième long métrage de Noémie Merlant vient de sortir en salles. Un parcours qui n’avait cependant rien d’une évidence ou d’un chemin tout tracé. « Je suis née et j’ai grandi en Russie, raconte Evgenia Alexandrova. L’idée d’intégrer l’industrie cinématographique me semblait totalement inaccessible. D’autant plus que personne parmi mes proches n’était lié de près ou de loin au cinéma. » Et si elle commence à se forger une certaine cinéphilie au cours de ses années lycée – avec une inclinaison particulière pour Fellini et le néoréalisme italien – elle opte pour des études secondaires plus classiques. Une école de commerce qu’elle va prolonger au bout de trois ans par un Master spécialisé qu’elle vient effectuer en France, sans se douter que ce changement de pays va bouleverser sa vie. « J’avais seulement 22 ans quand j’ai fini ce Master. Je voulais essayer autre chose avant de rentrer dans la vie active. » Mais sans savoir précisément quoi. Jusqu’au jour où le hasard place sur sa route un scénariste qu’elle va bombarder de questions. « Il a pris une heure de son temps à m’expliquer en détail tous les métiers du cinéma. En l’écoutant, je flashe immédiatement sur celui de cheffe opératrice, qu’il me présente comme la metteuse en scène de l’humeur du film. » Et ce pour deux raisons : « D’abord parce que c’était un métier artistique avec beaucoup de créativité. Ensuite parce qu’il s’agissait d’un métier technique et manuel qui correspondait exactement à ce que je voulais faire au fond de moi, après des études aussi abstraites que le commerce. »
Voie royale
Evgenia Alexandrova décide d’emprunter la voie royale pour devenir directrice de la photographie : intégrer la Fémis. Elle réussit son concours d’entrée à sa deuxième tentative. « Ce furent des années absolument géniales. Parce que les intervenants ne sont pas des enseignants classiques mais des professionnels appartenant à des catégories de métier différentes avec des regards diversifiés sur le monde du cinéma. Mais surtout parce que j’ai pu y réaliser plusieurs courts métrages, sans compter ceux auxquels j’ai participé, réalisés par d’autres camarades, en occupant différents postes. Le tout avec des moyens en matériel assez conséquents. On est donc tout de suite dans le bain. » Elle consacre son mémoire aux enjeux de tournage dans la région de l’Arctique et part tourner son court métrage de fin d’études, Svalbard, dans l’archipel norvégien du cercle polaire où se trouve la ville la plus au nord du monde – Longyearbyen – qu’elle explore en mode documentaire. Avant que cette géographie ne lui inspire un autre court métrage, de fiction cette fois. « Il se trouve que pendant que j’étais dans le cercle polaire, est sortie une grande nouvelle scientifique qui prouvait l’existence des trous noirs et par ricochet qu’Einstein avait eu raison un siècle plus tôt. J’ai fait le lien entre les trous noirs et ce lieu insolite où je tournais et j’ai écrit un court à l’ambiance fantastique, Le Télescope d’Einstein, diffusé sur France 3, sur une jeune astrophysicienne qui va dans un observatoire sur l’île de Svalbard étudier les trous noirs. »
Pour autant, ces différents courts métrages – elle a aussi signé Le Retrait des troupes en 2017 et Wanderers en 2021, pour lequel elle a participé à une simulation spatiale au cœur du désert rouge de l’Utah restant confinée pendant deux semaines dans une station appelée à aller un jour sur Mars – ne la font pas dévier de son souhait de devenir directrice de la photographie. « Je n’ai jamais eu le désir de réaliser. Ce sont les sujets que je traitais qui m’y ont poussée à chaque fois. J’ai toujours voulu rester près de la photographie car ce poste vous expose, en fonction des différents réalisateurs avec qui vous travaillez, à énormément d’univers différents. »
Rencontre décisive
Il lui faudra cependant du temps pour s’établir à ce poste. « J’ai fait beaucoup de courts métrages, mais j’ai mis deux ans à obtenir mon intermittence. » Jusqu’à ce que son chemin croise celui de Noémie Merlant. « Mon porte-bonheur ! », aime-t-elle à répéter. Celle-ci est à la recherche d’une directrice de la photo pour son premier long métrage Mi iubita, mon amour quand Raphaël Vandenbussche, qui a signé la lumière de son court Shakira, lui glisse le nom d’Evgenia Alexandrova qu’il connaît bien. « Dès notre première rencontre, ce fut un coup de foudre. Avec Noémie, on a tout de suite parlé le même langage. » Son expérience acquise sur les courts métrages à budget réduit lui sera utile sur ce tournage de seulement quatorze jours, avec une toute petite équipe, où le dépassement de fonction fut de mise. « Je faisais aussi bien le point que le plan de travail quotidien. Le découpage se faisait au jour le jour. On habitait dans les décors du tournage donc on n’arrêtait jamais. Mais ce fut une expérience inouïe et j’ai été extrêmement sensible au fait que Noémie a eu confiance en mon regard, y compris sur son jeu. »
Dans la foulée, Evgenia Alexandrova s’envole pour le Brésil pour signer la lumière de Sans cœur, autre premier long métrage signé Nara Normande [coréalisé avec Tiao – NDLR], inspiré de sa jeunesse dans l’un des États les plus pauvres du pays, le Nordeste. Avant de retrouver Noémie Merlant pour Les Femmes au balcon. « Noémie m’en avait parlé dès la sortie de Mi iubita, mon amour et m’a envoyé très vite le traitement. On a donc pu échanger dès la phase d’écriture. » Avec ce film, Noémie Merlant signe une fable féministe déjantée autour de trois amies aux prises avec la masculinité dans ce qu’elle peut avoir de plus toxique et abusive, en mêlant audacieusement et joyeusement les genres : drame, farce, gore… « Noémie a la boulimie du cinéma et de la culture. Elle me submergeait de références, surtout photographiques. Mais aussi de ses dessins. À partir de là, il a fallu faire un tri face au budget et aux décors qui ont imposé des choses. C’était parfois complexe de contenir dans le plan tout ce qu’elle voulait. Mais ce mélange des styles fut exaltant à créer, en particulier dans la deuxième partie du récit où l’image devient un peu folle, à l’instar des personnages ! Avec Noémie, on se demandait régulièrement si ça allait être digeste. Car si le but était de bousculer les codes et d’aller le plus loin possible, on ne devait pas pour autant faire fuir les spectateurs », dit-elle en riant. Le prix de la CST symbolise le fait qu’elle a touché juste.
Depuis la fin de cette aventure, Evgenia Alexandrova est repartie au Brésil pour le nouveau film de Kleber Mendonça Filho – qui avait produit Sans cœur – L’Agent secret, actuellement en postproduction. La belle aventure, dont elle n’aurait jamais même osé rêver, continue de plus belle.
LES FEMMES AU BALCON
Réalisation : Noémie Merlant
Scénario Noémie Merlant avec la collaboration de Céline Sciamma
Production : Nord-Ouest Films
Distribution : Tandem
Ventes internationales : MK2 Films
Sortie le 11 décembre 2024
Soutiens sélectifs du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2024), Aide à la création de musiques originales