Naissance d’une collaboration
« Notre défi était de faire ressentir la colère contenue, la rage que Frantz Fanon parvenait à maîtriser », explique Thibault Kientz-Agyeman à propos de sa collaboration avec le cinéaste Jean-Claude Barny. Le compositeur a signé sa première bande-son pour un long métrage en 2012, sur Kirikou et les Hommes et les Femmes. Il a ensuite composé la musique de plusieurs films d’animation avant de travailler avec Jean-Claude Barny sur Le Gang des Antillais en 2016. Depuis, le projet Fanon couvait. « Nous en avions parlé à la fin du Gang des Antillais, confie le musicien. Jean-Claude Barny portait ce film en lui depuis longtemps. Il cherchait comment donner corps à ce personnage si dense. » Sept années se sont écoulées entre les deux films, période pendant laquelle les échanges entre les deux hommes se sont poursuivis. « C’était une réflexion au long cours. Jean-Claude m’envoyait des morceaux, des inspirations, des fragments musicaux qui résonnaient avec sa vision de Fanon », raconte Thibault Kientz-Agyeman. C’est au début de cette nouvelle aventure que Ludovic Louis a rejoint l’équipe. Trompettiste français à la renommée internationale, ce musicien aux influences nu-soul, hip-hop et jazz baigne dans la musique depuis son enfance avec en toile de fond sonore la musique antillaise et le jazz. « Jean-Claude souhaitait l’intégrer pour son authenticité et l’élégance de sa trompette, poursuit le compositeur. Et ce que Ludovic a apporté est immense. Sa trompette est véritablement l’âme du personnage. C’est progressivement devenu l’instrument qui incarne Fanon. »
Pour Ludovic Louis, cette proposition était une évidence : « La façon dont Jean-Claude m’a présenté le projet était très claire. Il s’agissait de représenter Fanon via la trompette. Il avait écouté ma musique et pensait que la collaboration avec Thibault serait naturelle. » Une intuition qui s’est avérée juste : « La connexion s’est faite instantanément. Il y a une alchimie qui s’est immédiatement créée entre nous. »

La trompette comme alter ego
Lorsque l’on évoque la trompette au cinéma, le nom de Miles Davis et de sa légendaire composition pour Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle viennent immédiatement à l’esprit. Une référence que les deux musiciens ont dû apprivoiser avec prudence. « C’était la première chose à laquelle nous avons pensé, reconnaît Thibault Kientz-Agyeman. Mais c’était aussi la dernière chose que nous voulions faire. Notre défi était de créer une identité sonore propre à Fanon. »
Cette identité s’est forgée au carrefour de plusieurs influences. Le film suit le parcours du médecin-psychiatre au moment où il est nommé chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie et « dans notre musique, il fallait des éléments qui nous ancrent dans le contexte algérien : l’oud ou la viole d’amour qui apportent une couleur arabe », détaille Thibault Kientz-Agyeman. « Mais il y a aussi des touches plus contemporaines, parfois urbaines, car il était important que le message de Fanon puisse toucher toutes les générations, même – surtout ! – les plus jeunes. » La trompette, elle, devient le véhicule des émotions du personnage. « C’est la beauté de cet instrument, continue le musicien, sa palette d’expressions est incroyable. Pour les moments intimes avec sa femme, la trompette joue avec douceur. Pour les scènes plus tendues, elle peut traduire la colère, la frustration. Il y a aussi des moments plus spirituels, presque ésotériques qu’on peut exprimer avec des effets. La trompette donne une liberté exceptionnelle. »
Traduire les contradictions d’un homme
Comment traduire en musique la complexité d’un homme à la fois médecin, écrivain, militant et penseur ? « Ce qui m’a frappé, ce sont ces scènes où on lui manque de respect frontalement, explique Thibault Kientz-Agyeman. Étant noir moi-même, je fais inconsciemment un transfert. La réaction de Fanon est impressionnante : il reste calme, mais on sent qu’il bout à l’intérieur. Comment retranscrire musicalement cette tension ? Cette colère contenue que sa sagesse lui permet de maîtriser ? C’était notre défi ». Ludovic Louis ajoute : « C’est tout l’enjeu des nuances. Il y a des moments où je joue de manière plus énervée, plus agressive, et d’autres où je recherche une certaine retenue. Ces subtilités font que, même les yeux fermés, on perçoit l’état émotionnel du personnage. »
Cette recherche d’authenticité émotionnelle s’est nourrie de la performance d’Alexandre Bouyer, qui incarne Frantz Fanon à l’écran. « Il a une présence extraordinaire, confirme le trompettiste. Même silencieux, il habite l’écran. J’ai constamment scruté ses expressions, la tension dans son regard. Face au racisme, aux humiliations, Alexandre parvient à transmettre cette dignité mêlée d’indignation. Ma trompette devait traduire ce paradoxe. » Pour le compositeur, cette connexion avec l’acteur a été déterminante : « Pendant les deux, trois mois de composition, son interprétation était notre boussole. Les microtensions de son jeu, cette façon de contenir l’explosion tout en la laissant transparaître… C’est exactement ce que nous cherchions à retranscrire musicalement. »
Créer une identité sonore métisse
La réussite de la bande originale tient aussi à ce mariage entre la trompette, marquée par la tradition jazz, et les instruments traditionnels du Maghreb. Une fusion qui reflète la trajectoire même de Fanon, entre Caraïbes, France et Algérie. « Cette fusion s’est imposée naturellement, raconte Thibault Kientz-Agyeman. Jean-Claude Barny m’avait partagé ses influences : de la trompette, du jazz, de la musique algérienne. Il fallait qu’on sente géographiquement où se déroule l’histoire. On ne pouvait pas faire quelque chose de purement jazzy, ça n’aurait pas fonctionné. » Pour Ludovic Louis, ce mélange était un défi stimulant : « J’ai toujours aimé les musiques arabes, j’ai joué du raï par exemple. Mais c’était la première fois que je me retrouvais à écrire dans ce contexte. Il fallait trouver le juste équilibre, apporter ma touche sans tomber dans le cliché. »
Dans ce processus, les deux musiciens ont dû composer avec l’ombre de Jacques Coursil, trompettiste martiniquais qui a associé jazz et engagement politique dans son œuvre. « Jean-Claude nous avait préparé une playlist où Coursil était très présent, se souvient le compositeur. Il a fallu comprendre ce qu’il aimait dans cette musique pour en garder l’essence, tout en proposant notre propre vision. »
Dans les secrets de l’enregistrement
Le processus d’enregistrement a révélé une approche quasi cinématographique de la musique. Ludovic Louis, qui a travaillé depuis son studio à Los Angeles, s’est immergé dans les images du film pour nourrir son interprétation. « Il y a une scène où, pendant que j’enregistrais, je regardais l’écran pour comprendre l’énergie demandée, explique-t-il. Fanon sortait dans la cour, il y avait une tension particulière. Pour la retranscrire, j’ai dû m’inspirer de son comportement, de son énervement, et ajuster mon jeu en conséquence. » Cette méthode, il l’a systématisée : « Avant chaque prise, je visionnais la scène plusieurs fois. C’est comme un acteur qui prépare son rôle : il connaît son texte, mais il doit aussi comprendre l’émotion recherchée. Je réécoutais les compositions de Thibault, je me préparais mentalement, puis je me lançais. » Le dialogue entre les deux musiciens a été essentiel. « On s’envoyait des idées, on se questionnait mutuellement, raconte Ludovic Louis. Je me souviens lui avoir demandé : “Essaie de me faire un drone, j’ai une idée par-dessus”. Ces échanges ont nourri notre création. »
Quand la musique devient découverte
Ce projet a laissé une empreinte profonde sur les deux artistes, sur le plan personnel et professionnel. « Je connaissais partiellement Fanon avant ce film, confie le compositeur. J’ai découvert des aspects de sa vie et de sa pensée que j’ignorais. J’étais surpris qu’une figure aussi importante n’ait pas été davantage explorée au cinéma. C’est un peu notre Martin Luther King. » Ludovic Louis partage cette révélation : « Le film m’a vraiment donné envie de découvrir ses écrits. J’ai maintenant Les Damnés de la terre que je compte lire. Ce projet a éveillé ma curiosité pour ce personnage qui mérite d’être mieux connu. » Sur le plan artistique, cette collaboration a été un terrain d’expérimentation fertile. « Chaque projet nous transforme, conclut Thibault Kientz-Agyeman. On est toujours différent entre le début et la fin. Il y a beaucoup de choses que j’ai apprises pendant ce film et que j’applique maintenant sur d’autres projets. » Ludovic Louis renchérit : « J’ai évolué artistiquement et émotionnellement. Le film remue beaucoup d’émotions, et cela se ressent dans mon écriture actuelle. Certaines sonorités, certaines approches que j’ai explorées ici m’accompagnent désormais. »
Une expérience qui, au-delà de l’enrichissement artistique, résonne avec l’héritage même de Fanon : faire dialoguer les cultures, transcender les frontières, et traduire en beauté la complexité du monde.
FANON

De Jean-Claude Barny
Scénario : Jean-Claude Barny et Philippe Bernard
Musique : Thibault Kientz-Agyeman et Ludovic Louis
Production : Special Touch Studios, WebSpider Productions
Distribution : Eurozoom
En salles le 2 avril 2025
Soutiens sélectifs du CNC : Aide à la création de musiques originales, Aide au développement d'œuvres cinématographiques de longue durée, Fonds Images de la diversité - Aide à la production 2020