Carole, comment êtes-vous arrivée sur Funambules ?
Carole Lepage : J’ai monté le précédent film d’Ilan [Klipper] qui était aussi sa première fiction, Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête (2017). Depuis, on se voit au moins une fois par mois pour parler de ses projets. Un jour, il m’a expliqué qu’il avait commencé à tourner un documentaire sur la folie en se concentrant sur des hommes et des femmes qui vivent chez eux ou en famille et non plus dans une institution médicale. Puis, à un dîner suivant, il m’a confié son intention d’emmener des comédiens au cœur de son documentaire afin d’observer ce qui allait naître de cette interaction. Ilan échange sur son travail car il a envie de voir les réactions que ses idées suscitent. Sur le moment, je le lui ai dit que je n’étais pas convaincue parce que je suis souvent mal à l’aise avec la représentation de la folie dans la fiction. Mais Ilan est allé logiquement au bout de son idée. Il ne voulait pas d’un documentaire classique. Introduire des comédiens ou faire jouer des saynètes à ses personnages « réels » lui permettait de s’en éloigner.
Quand vous a-t-il montré ses premières images ?
CL : Très tard. Nos discussions s’inscrivaient dans un cadre amical et non professionnel. Je n’ai vu les rushes que lorsqu’il a été question de débuter le montage.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’accepter sa proposition, outre le fait de retravailler avec lui ?
CL : Cette envie s’est nourrie de la curiosité née de nos échanges réguliers. Elle s’est renforcée dès la vision des premiers rushes : les images des patients ou du docteur Patrick Chaltiel. La matière était incroyable…
Comment travaillez-vous ensemble ?
CL : Ilan laisse beaucoup de liberté à ses monteurs. Suite à ce premier visionnage, on a évidemment discuté des images, des problématiques que cela ouvrait. Puis je suis partie seule dans ma salle de montage. Et c’est là que Paola a commencé à intervenir.
Paola Termine : Carole m’a appelée pour l’assister. J’ai découvert les rushes en les synchronisant, au fur et à mesure qu’Ilan tournait. À chaque fois, je lui faisais des retours car, comme le soulignait Carole, Ilan est à la recherche de ces échanges.
Y a-t-il des rendez-vous planifiés à l’avance entre le cinéaste et vous sur l’avancement du montage ?
CL : Non, l’idée est de se revoir quand j’ai une première version à lui proposer pour échanger sur du concret. Il s’agit d’un travail solitaire, même si évidemment le dialogue reste permanent entre nous. Jusqu’à ce moment où, généralement au bout de quelques semaines, je lui montre ce premier jet complètement intuitif, mais nourri de nos échanges. Quand je démarre le montage du film, je sais précisément quelles sont ses motivations et ses intentions, la manière dont il a dessiné ses personnages et comment il veut qu’ils évoluent au fur et à mesure du film. Cette première version du montage va du coup me permettre de lui montrer les moments où la matière filmée ne lui permet pas d’aller au bout de certaines de ses idées, mais aussi de lui proposer d’autres pistes.
Qu’est-ce qui découle concrètement de cette première vision ?
CL : C’est là que les ennuis commencent ! (Rires.) Il y a une évidence : même si tout n’est pas en place, il existe une matière très forte. Ce premier mouvement nous enthousiasme. À partir de là, on se concentre sur la manière de structurer l’ensemble pour parvenir à plus de fluidité et d’homogénéité. Avec un double écueil : le grand nombre de personnages que suit Ilan et surtout toutes les scènes de fiction avec les comédiens.
PT : À cela s’ajoute le fait qu’Ilan expérimente énormément de choses dans sa façon de filmer. Chaque personnage a droit à une mise en images et une atmosphère qui lui sont propres. Ce qui complexifie encore l’harmonisation de l’ensemble.
Est-ce que la question de la durée finale du documentaire se pose aussi en amont ?
CL : Non, mais j’ai un penchant naturel pour des choses plutôt resserrées dès la première version.
PT : Cette première version ne faisait pas plus de deux heures…
CL : … Mais elle allait subir de nombreuses modifications. On a notamment énormément tourné autour du pot avec ces fameux moments mettant en scène les comédiens. On a testé différentes versions et à chaque projection, les retours des gens étaient quasi identiques. Il y avait l’envie que ça fonctionne et… l’évidence que ça n’était pas le cas. Quelque chose achoppait toujours. Au moment où j’ai dû partir, car je m’étais engagée sur un autre film, il restait énormément de travail. J’ai donc proposé à Ilan que Paola reprenne la main. En fin de compte, l’immense majorité des scènes avec les comédiens a disparu, même si on aperçoit quelques acteurs dans le montage final.
PT : Quand on comprend qu’on a épuisé toutes les tentatives et qu’il s’agit d’une question bien plus profonde qu’un problème de montage, on n’a plus le choix. Ces scènes provoquaient à intervalles réguliers un décrochage dans le suivi du récit. Comme deux histoires parallèles qui ne peuvent en fait vivre, chacune, que dans un film dédié. Avec les comédiens, le film posait la question de comment jouer la folie, évidemment passionnante mais qui nous écartait de l’histoire des patients qui se suffisait à elle-même. Enlever les scènes avec les acteurs nous a permis de réinjecter des séquences avec les différents patients et de retrouver une puissance qu’on avait un peu perdue par des coupes ou en les mêlant à d’autres problématiques.
Comment se reconstruit l’équilibre entre les différents personnages à partir de là ?
PT : Au final, ça n’a pas énormément évolué depuis la première version proposée par Carole, qui avait réussi à trouver la bonne durée passée avec les différents protagonistes. Mais l’exercice était complexe car il n’y avait pas de trame narrative à proprement parler. Tout se joue sur le ressenti.
CL : Je suis d’accord avec Paola. C’est d’abord de l’intuition. Le but est de réussir à perdre un personnage, à créer le manque pour parvenir à le retrouver au bon moment. On a eu la chance de trouver ce rythme assez tôt. Mais une fois les scènes avec les comédiens enlevées, il a fallu ne pas perdre cette mélodie. C’est à cela que Paola s’est remarquablement employée. Mais je pense que ces scènes – même si elles n’existent plus dans le montage final – ont permis à Ilan de faire le film qu’il avait en tête, de prendre la direction qu’il ambitionnait : ne pas faire un énième documentaire « classique » sur la psychiatrie. Ça lui a donné une liberté pour filmer. Dans la même logique, s’est aussi posée la question de la place du médecin dans cet ensemble. Au départ, je trouvais ces moments formellement moins puissants que ceux qu’Ilan avait su capturer avec les patients. Sauf que ce médecin disait des choses essentielles. Le but était donc de réussir à les incorporer sans abîmer la forme générale du film.
PT : Laisser beaucoup de temps de parole au médecin nous aurait cependant trop mis à distance des patients. Il fallait prendre garde à ne pas donner l’impression qu’il parle à leur place, que ceux-ci paraissent ne pas être capables de raconter leur propre histoire. Donc au fur et à mesure des versions, ce docteur a pris moins de place. On a même fait une version uniquement avec les trois personnages récurrents. Mais là, le souci était inverse : on ne les perdait pas assez, le manque n’avait pas la place de se créer. On a donc rajouté des patients et l’équilibre a fini par s’établir.
Quand sait-on qu’on est arrivé au terme du montage ?
PT : Une fois qu’on a pris le temps de tester tout ce qui est possible et imaginable et qu’on commence à bégayer, à refaire les mêmes changements. L’épuisement personnel joue aussi. On finit par ne plus avoir la fraîcheur nécessaire. On a cru à plein de moments qu’on avait terminé avant de reprendre !
CL : Avant que je m’arrête, on avait une version qui nous semblait presque finale. Et puis les doutes se sont réinstallés et on s’est remis au travail.
PT : Je pensais moi-même ne travailler que quelques semaines mais au final, comme Carole, j’ai passé trois mois sur le montage. Ce qui reste cependant une durée tout à fait normale pour un documentaire.
Funambules a bénéficié de l’avance sur recettes après réalisation du CNC.