Quand est née chez vous cette idée de documentaire sur Michel Legrand ?
David Hertzog Dessites : L’envie remonte à 2012. Je travaillais depuis une dizaine d’années dans le cinéma en réalisant des making of, des documentaires et des bonus pour les DVD. Étant passionné de musique de film, Michel Legrand se situait tout en haut de ma liste avec Ennio Morricone et John Williams. Il se trouve que cette année-là, Michel Legrand s’est produit au théâtre du Châtelet. Je suis sorti ébloui de ce concert en me disant qu’il fallait vraiment que j’essaie de faire un documentaire sur lui. J’ai alors tenté ma chance mais sans succès. Les années ont passé. En 2015, j’ai rencontré Ennio Morricone, avec qui j’ai tourné un court métrage documentaire pour le DVD d’En mai, fais ce qu’il te plaît, de Christian Carion, dont il a signé la musique. Deux ans plus tard, j’apprends que Michel Legrand se produit à Cannes sur une terrasse privée pour l’ouverture du Festival. Je fais des pieds et des mains pour assister à cette soirée et je réussis à obtenir une invitation. Là, je me retrouve assis à un mètre cinquante de lui. Je suis comme un gamin devant le sapin de Noël. À l’issue du concert, je décide de retenter ma chance. Je vais à sa rencontre et je lui dis : « Monsieur Legrand, si j’existe, c’est un peu grâce à vous. » Je réussis à attirer son attention et là, je lui explique que, pendant des années, mes parents se sont aimés sur le 45 Tours de « The Windmills of Your Mind », la chanson de L’Affaire Thomas Crown que j’ai donc souvent entendue dans le ventre de ma mère pendant qu’elle était enceinte de moi ! Je vois que ça l’intrigue et le fait sourire. Peu après, il m’a invité à déjeuner à Montargis, dans son domaine.
Était-ce dans l’idée que vous lui parliez de votre projet de documentaire ?
Pas dans mon esprit en tout cas. Je savoure juste mon plaisir à passer du temps en tête à tête avec quelqu’un que j’admire autant. Même si je suis un peu stressé car son manager m’a prévenu qu’il n’était pas facile. Mais je ne pense pas un instant lui parler de mon idée de documentaire. C’est lui qui, tout de suite après m’avoir salué, me dit de manière très énergique : « Il paraît que vous voulez faire un documentaire sur moi. Alors qu’est-ce que c’est ? » Et là, je me retrouve à passer une sorte d’entretien d’embauche. Je lui explique que mon idée est de faire un documentaire le plus exhaustif possible, d’aller interviewer tous ceux avec qui il a travaillé. Et il me répond du tac au tac : « Ça va être difficile… car ils sont tous morts ! » Je comprends que j’ai affaire à quelqu’un qui, du haut de ses 85 ans, a l’esprit très vif. Je lui demande d’ailleurs ce qu’il ferait s’il devait faire un film sur lui-même. Et là, il me sort mille et une idées évidemment trop chères pour le budget que j’imagine pouvoir réunir. Néanmoins, je sors de ce rendez-vous qui a duré cinq heures avec la certitude que ce film se fera.
Comment tout cela devient-il concret ? Et comment avez-vous construit l’axe de ce documentaire ?
Cinq mois après ce rendez-vous, nous avons démarré le tournage. Il y avait trois voies possibles : m’appuyer sur ce que j’allais tourner avec Michel [Legrand] ; faire un documentaire axé sur des images d’archives ; ou faire le mix des deux. J’ai tout de suite pensé que cette dernière option était celle qui intéresserait le plus large public, notamment les plus jeunes qui ne le connaissent pas forcément. Il fallait que je revienne sur les débuts de Michel Legrand pour raconter ce qu’il a amené dans l’histoire de la musique, du cinéma, de la variété… Mais ce que je n’avais pas anticipé, c’est que Michel allait tomber malade. Et là, tout a été bouleversé.
Parmi les images les plus marquantes que vous allez tourner de lui, il y a les coulisses de ce qui restera comme son ultime concert à la Philharmonie de Paris, moment éblouissant où on le voit cependant épuisé. Il a tout de suite accepté que vous le filmiez à cette occasion ?
Il n’y a jamais eu la moindre réticence de la part de Michel. D’ailleurs, il ne s’est pas du tout mêlé de la captation à la Philharmonie. Il était dans son concert et moi dans ce rôle qu’il m’avait confié en parallèle pour l’occasion : remonter des films dont il avait signé la BO afin de coller à ses partitions. Avec cette double casquette, j’ai vécu ce tournage comme une espèce de course à cent à l’heure. Ce n’est que lorsque Michel est monté sur scène que tout le monde a découvert son état et s’est demandé comment il arrivait à donner un tel concert. Avec une énergie physique et mentale incroyable car il s’était mis une pression phénoménale. La vague d’amour et d’énergie qu’il a reçue de la salle était inouïe.
Michel Legrand s’éteint le 26 janvier 2019. Avez-vous pensé renoncer au documentaire à ce moment-là ?
Avec Michel, nous avions prévu de faire ce film ensemble et d’aller au bout ensemble. J’avais même imaginé, en termes de mise en scène, l’emmener dans une salle de cinéma ou dans un studio que l’on aurait aménagé avec des écrans sur lesquels seraient projetées des images de sa vie et où j’aurais filmé son visage en train de réagir. Quand Michel est parti, il m’a fallu plusieurs mois pour faire mon deuil car il s’était créé un lien filial entre nous. Nous avions vécu tellement de choses ensemble en deux ans que je savais que la mort ne détruirait pas ce lien. Mais il m’a fallu beaucoup de temps pour arriver à retrouver une sérénité, me concentrer et commencer à faire un séquencier du film.
Comment l’avez-vous construit ?
J’avais collecté nombre d’archives, principalement de l’INA. J’ai donc commencé à écrire ce séquencier en partant d’elles et de ce que j’avais tourné avec Michel. Personne n’a cru au film au départ. J’ai donc financé moi-même le projet pendant deux ans. Sans savoir s’il y allait bien avoir un film au bout. Quand fin 2019, je me décide à retourner voir des producteurs et des distributeurs, le Covid s’invite ! Là, je me dis que ce film ne verra jamais le jour. Et pourtant, une fois le confinement terminé en 2021, je décide malgré tout de démarrer le tournage des interviews, au moins quelques-unes. Tout s’est débloqué deux jours avant Noël 2023, il y a moins d’un an ! Quand Thierry de Clermont-Tonnerre et sa mère Martine, qui ont rejoint l’aventure un an et demi plus tôt, me disent que Sophie Dulac accepte de distribuer le film en salles. Grâce à cela, on a pu débloquer des fonds et on a obtenu l’aide du CNC. Soudain, le projet prend réellement vie. Dès janvier 2024, j’explique à Thierry que si on veut pouvoir caresser l’espoir d’être à Cannes – ce que j’avais promis à Michel –, il faut démarrer le montage immédiatement et le nourrir au fur et à mesure des interviews que je continue de faire. J’ai donc pris la décision de diviser le montage en trois, avec l’aide de deux chefs monteurs, Margot Icher et Vincent Morvan. Et on a réussi à condenser les neuf mois de travail nécessaires en trois !
Comment s’est pensé l’équilibre entre les séquences que vous aviez vous-même tournées, les interviews et les images d’archives ?
Je vais emprunter à Michel Legrand une phrase qu’il tenait lui-même de Stravinsky. Il lui avait fait part de son enthousiasme pour son Sacre du printemps et posé plein de questions sur sa création. Stravinsky lui avait répondu : « Michel, lorsqu’on est un artiste, on ne sait pas très bien ce que l’on fait. » Il y a la technique et l’intuition. Évidemment, sans me comparer à ce génie, c’est ce qui est arrivé sur mon documentaire. Je suis passé par des moments de panique où j’ai cru ne jamais en sortir. Mais cette phrase m’a encouragé à me faire confiance, à tenter des choses. Et c’est ainsi que s’est construite la conviction que mélanger le présent – les deux ans passés avec Michel – et le passé pouvait donner une forme qui allait séduire. Avec le recul, je me rends compte que nous avons construit ce film comme une partition de jazz : on y trouve de tout et ça va dans tous les rythmes ! Michel Legrand avait toujours un coup d’avance. Ça allait tellement vite dans sa tête. Quand vous étiez avec lui, il vous offrait la possibilité de voler à la même altitude. Mais, en contrepartie, il fallait s’en montrer capable !
IL ETAIT UNE FOIS MICHEL LEGRAND
Réalisation et scénario : David Hertzog Dessites.
Montage : Margot Icher, Vincent Morvan, David Hertzog Dessites.
Production : MACT Productions, Le Sous- Marin Productions.
Distribution : Dulac Distribution.
Ventes internationales : Mediawan Rights.
Sortie le 4 décembre 2024
Soutiens du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme 2024), Avance sur recettes après réalisation