Pourquoi Delphine Seyrig ?
C’est une passion qui remonte à l’enfance, avec la découverte de Peau d’âne de Jacques Demy dans lequel elle incarne la fée des Lilas. J’avais moins de 10 ans mais son nom s’est immédiatement imprimé en moi. Si je connaissais Catherine Deneuve pour l’avoir vue dans Les Demoiselles de Rochefort, Delphine Seyrig m’est alors totalement inconnue. Sa présence y est fulgurante, elle dégage une telle audace, une telle liberté… Son personnage de fée aux pouvoirs magiques est un support idéal aux rêveries d’enfant. Elle a ensuite accompagné, palier par palier, la naissance de ma cinéphilie. Adolescent, je la retrouve chez Alain Resnais ou François Truffaut, plus tard, dans les films de Marguerite Duras et Chantal Akerman. La sortie de ce livre est bien sûr liée au contexte intellectuel et politique du moment. Delphine Seyrig a été une pionnière sur la pensée des discriminations entre les hommes et les femmes. Il est donc nécessaire de revenir sur son parcours, de l’étudier. Évoquer Seyrig aujourd’hui, c’est parler du contemporain.
Quand est né le désir de ce livre ?
Entre les réveillons de Noël et du jour de l’An 2021, j’ai attrapé le Covid, et me suis donc retrouvé cloîtré chez moi durant une semaine. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à travailler. J’ai d’abord lu la biographie parue en 2018 de Mireille Brangé, Delphine Seyrig, une vie (Nouveau Monde Éditions), puis débuté le visionnage de tous ses films… J’avais envie que trois niveaux différents se répondent dans mon livre : une analyse de son jeu d’actrice et de réalisatrice, un récit biographique qui accompagnerait ce regard analytique et enfin, donner à « entendre » sa parole. Ses interventions dans les médias sont devenues populaires grâce à YouTube. Toute une génération a ainsi découvert Delphine Seyrig via ses interventions intempestives à la télévision pour le droit à l’avortement notamment… Il s’en dégage une parole virulente et incisive. Très vite s’est imposée cette idée de la qualifier, chaque chapitre devant ainsi répondre à la question : c’est qui Delphine Seyrig ? À partir de ce fil-là, je pouvais redéployer toute son œuvre.
En quoi le travail de Delphine Seyrig se prête-t-il à une analyse ?
Ce côté analytique est justement l’une des grandes singularités de son jeu, ce qui fait d’elle l’actrice moderne absolue. Delphine Seyrig ne se contentait pas d’incarner un personnage, ça s’accompagnait toujours d’une critique de celui-ci. Son jeu n’avait rien de naturel, il y avait presque une forme d’ironie à montrer les coutures du personnage. Elle n’est jamais dupe. Un personnage, à l’image d’un statut social, est le résultat d’une fabrication. Devant et derrière la caméra, Seyrig semble nous dire que tout n’est qu’un jeu, une fiction, une interprétation… Le cinéma, c’est l’artifice. Ce n’est pas un hasard si, de Resnais à Duras, les grands cinéastes ayant déconstruit le récit en ont fait leur « outil » idéal. Une fois formulée l’idée que Delphine Seyrig est un principe absolu de déconstruction, j’avais l’enjeu de mon livre.
Vous dites qu’elle a été une star, « mais de façon diégétique ».
En effet, elle ne l’a jamais été de manière industrielle. À part Peau d’âne ou Baisers volés, deux rôles certes inoubliables mais qui ne sont pas des premiers rôles, voire Le Charme discret de la bourgeoisie, les films dans lesquels elle a joué ne passent pas en prime time à la télévision. Même L’Année dernière à Marienbad reste un objet suffisamment étrange pour ne pas être diffusé à une heure de grande écoute. Certes les gens la connaissaient, mais elle n’était pas populaire. Elle restait une actrice pour un public art et essai. On ne pouvait pas construire un film très cher sur son seul nom, contrairement à Romy Schneider, Annie Girardot ou Catherine Deneuve, par exemple… Pour autant, elle a toujours été filmée comme une star de cinéma. Une star de cinéma à l’intérieur même des films…
Il est étonnant d’apprendre à la lecture de votre essai qu’elle affectionnait la méthode de l’Actors Studio. Cette approche psychologisante du jeu d’acteur semble très éloignée d’elle…
Il existe un making of du tournage de Jeanne Dielman par Samy Frey où l’on voit Chantal Akerman diriger Delphine Seyrig en refusant de lui donner des indications psychologiques. Seyrig ne cesse de lui demander : « À quoi pense le personnage ? », « Quel est le mobile de telle ou telle action ? » Chantal Akerman hausse les épaules, l’air de dire : « On s’en fout de savoir à quoi elle pense, je te demande juste d’éplucher des patates. » Delphine Seyrig avait donc besoin d’un storytelling personnel pour faire exister un monde psychique autour de ces gestes appliqués finalement avec une froideur robotique. Il est intéressant d’observer ce côté clivé entre sa formation d’actrice et ce qu’elle en a fait…
Vous faites un rapprochement entre Delphine Seyrig et Jeanne Moreau…
Jeanne Moreau, c’est l’actrice jumelle. Avant de se passionner pour l’Actors Studio, Seyrig a d’abord adoré le TNP de Jean Vilar. Elle a d’ailleurs rêvé d’y entrer sans jamais y parvenir. En 1951, lorsqu’elle se rend à Avignon en tant que simple spectatrice, elle voit Le Cid avec Gérard Philipe. Elle est bouleversée par la pièce, Gérard Philipe évidemment, mais aussi par l’actrice qui lui donne la réplique, Jeanne Moreau donc. Elle la découvre ce soir-là et se projette en elle. Moreau a quatre ans de plus, une place qu’elle convoite et qu’elle n’arrivera jamais à occuper. Lorsque Jeanne Moreau devient une star de cinéma, elle va tourner avec les mêmes cinéastes que Delphine Seyrig, mais toujours avant elle : Jacques Demy, Luis Buñuel, François Truffaut… Il n’y a qu’avec Marguerite Duras que Seyrig a été la première… Elles ont campé un peu dans les mêmes territoires, même si Moreau a eu accès à des succès et donc à un statut que n’a jamais eu Seyrig. Leurs voix les rapprochent, elles partagent une gravité, une tessiture assez basse… Ce sont deux actrices caractérisées par leur voix mais aussi leur beauté atypique. Elles dégagent également une grande puissance d’évocation érotique mais selon des codes très différents de ce qu’était l’érotisation du corps féminin dans le cinéma français d’alors. C’est un érotisme cérébral. Elles n’étaient pas des pin-up. Autre rapprochement, elles passent toutes les deux à la mise en scène au milieu des années 70.
Selon un vote des journalistes internationaux organisé par la revue anglaise Sight and Sound, Jeanne Dielman a été désigné comme le plus grand film de tous les temps. Que vous évoque ce choix ?
J’ai moi-même participé au vote et placé Jeanne Dielman dans mon top 10. Ce n’est que justice tant ce film crée l’une des ruptures formelles les plus immenses et décisives de l’histoire du cinéma. Évidemment cette place est aussi liée à un contexte, à cette réparation d’une discrimination sexiste à l’endroit des cinéastes. Jeanne Dielman en bénéficie tout comme Delphine Seyrig. Tant mieux. Pour preuve avec la ressortie de son film Sois belle et tais-toi, distribué de façon confidentielle en 1981. Il y a un fort désir d’entendre une parole pionnière sur ces questions d’inégalités homme-femme.
A-t-elle payé cet engagement ?
Delphine Seyrig a toujours affirmé qu’à partir de la fin des années 70, des projets lui ont échappé. Sa carrière s’appauvrit, elle tourne de moins en moins… Dans les années 80, elle tourne avec Chantal Akerman Golden Eighties et un film pour la télévision ainsi que trois films d’un cinéaste allemand underground, Ulrike Ottinger, non distribués en France. Elle a totalement disparu du cinéma dit du milieu. Jacques Demy l’avait envisagée pour jouer la maîtresse d’Yves Montand dans Trois Places pour le 26, mais, selon la biographe Mirielle Brangé, Yves Montand s’y est opposé, gêné par son côté trop engagé.
Y a-t-il des enfants de Delphine Seyrig ?
Cet automne, il y a eu plusieurs pièces autour de la figure de Delphine Seyrig… Raphaëlle Rousseau, jeune comédienne a, par exemple, créé sur scène une conversation imaginaire avec elle, Discussion avec DS. Jeanne Balibar dans Les Historiennes, convoque aussi sa parole. Dès que j’ai vu Jeanne Balibar émerger à la fin des années 90, j’ai été immédiatement frappé par les résonances avec Delphine Seyrig : la voix, une certaine étrangeté des postures, une exigence dans ses choix cinéphiles… De façon différente, Adèle Haenel possède une même force d’intervention dans l’espace public, une colère, un courage identique.
à lire et à voir
À lire : Delphine Seyrig, en constructions de Jean-Marc Lalanne. Capricci.
À voir : Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig.
