Le 27 mai 2023, le destin de Justine Triet bascule quand la maîtresse de cérémonie du 76e Festival de Cannes, Chiara Mastroianni, laisse la parole à Ruben Östlund, le président du jury de cette édition, pour qu’il annonce le nom du film lauréat de la Palme d’or : Anatomie d’une chute. Un sacre pour la cinéaste qui a présenté chacun de ses films sur la Croisette : La Bataille de Solférino à l’ACID en 2013, Victoria à la Semaine de la Critique en 2016 et Sibyl, en compétition officielle en 2019.
Pourtant, au départ, le cinéma n’attire pas particulièrement Justine Triet. Il n’est cependant pas absent de son univers, au fil d’une jeunesse peuplée d’une série de chocs devant le petit ou le grand écran (parfois celui du cinéma parisien L’Entrepôt où son père travaille un temps comme projectionniste) : Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille, Le Feu follet de Louis Malle, Portrait of Jason de Shirley Clarke et surtout le cinéma de John Cassavetes. Mais ses rêves de jeune fille la portent vers d’autres rives : la peinture figurative qu’elle pratique dès l’adolescence. « Aujourd’hui encore, la plupart de mes amis proches sont peintres ou photographes plus que cinéastes. Je suis très impressionnée par leur travail. Je n’ai pas suivi d’école de cinéma. Ma culture vient des autres arts », raconte la cinéaste. En l’occurrence ceux pratiqués à l’École nationale des beaux-arts qu’elle intègre et qui va la voir… bifurquer vers le cinéma. « Je ne me sentais pas à mon aise dans cette institution alors que j’étais intimement persuadée que la peinture allait être ma vie ». Et ce, jusqu’à ce que le cours d’une vidéo plasticienne qui formait au montage ne change la donne et l’incite à prendre une autre voie.
En 2007, elle signe son premier court métrage documentaire, Sur place. Ce film tourné au cœur des manifestations étudiantes contre le contrat première embauche (CPE) s’intéresse plus particulièrement à la place occupée par l’individu dans le groupe. Elle filme comme dans une arène le ballet des manifestants, journalistes et CRS avant que ces derniers ne chargent pour clôturer non sans heurts cette manifestation. Cette première expérience ne reste pas sans lendemain. Suivent deux autres moyens métrages documentaires toujours situés dans la sphère politico-sociétale. D’abord Solférino en 2008, tourné l’année précédente au siège du parti socialiste, lors des deux soirées électorales présidentielles opposant Ségolène Royal à Nicolas Sarkozy. Puis Des ombres dans la maison, en 2010, où elle suit, dans un centre social de São Paulo géré par l’Église évangéliste brésilienne, un adolescent de 15 ans dont la mère souffre de problèmes aigus d’alcoolisme. Et ce, avant de passer à la fiction en 2011 avec Vilaine fille, mauvais garçon, récit de la nuit survoltée entre un jeune peintre fauché et une comédienne déjantée. Justine Triet y fait la rencontre déterminante de Lætitia Dosch qui sera l’héroïne deux ans plus tard de La Bataille de Solférino.
Avec ce premier long métrage, la cinéaste va creuser le sillon de son documentaire, Solférino. Le décor reste le même – le siège du PS – mais l’« affiche » diffère : Nicolas Sarkozy y affronte cette fois François Hollande pour la présidentielle de 2012, et l’issue du duel sera tout autre. C’est dans ce contexte de vaste bouillonnement qu’elle plonge ses deux personnages : une journaliste de chaîne info envoyée sur place (Lætitia Dosch) pour couvrir la soirée du deuxième tour et son ex (Vincent Macaigne), avocat misanthrope et père de ses deux filles, débarquant chez elle sans l’avoir prévenue. « Je voulais contextualiser mon histoire, l’intimité de cette famille, dans mon époque, ma ville, cette année-là. Une façon de dire que notre vie a une toile de fond, qu’elle ne se joue pas en dehors du monde. Je souhaitais aussi plonger mes personnages dans un contexte qui les dépasse complètement, qu’on suive leur histoire personnelle à travers ça, qu’on ait à les chercher, qu’on les perde, qu’on les retrouve. Le matériau documentaire fait constamment écho au récit intime. » Le tournage a un côté commando : 8 chefs opérateurs, des tonnes d’autorisations arrivées au dernier moment, des locations d’appartements à la pelle pour filmer depuis leurs fenêtres, le tout pour mettre en boîte 25 heures de rushes en une seule journée et une partie de la nuit, celle de la victoire de François Hollande. Sélectionné à l’ACID, La Bataille de Solferino reçoit un accueil critique enthousiaste, socle solide pour envisager la suite.
Ce sera avec Victoria, en 2016, l’histoire d’une avocate pénaliste en plein néant sentimental, héroïne de ce que Justine Triet définit comme « une comédie “désespérée” sur la vie chaotique d’une femme contemporaine ». Un film influencé tout autant par Désiré de Sacha Guitry que par Howard Hawks, Billy Wilder, Blake Edwards, Woody Allen ou encore James L. Brooks. « La comédie me permet de parler de manière plus gracieuse de mes obsessions : la difficulté des relations hommes-femmes, la solitude, les enfants, la justice, l’argent, le sexe. Ce genre me permet de regarder les choses avec une plus grande distance et de faire le portrait d’une femme qu’on découvre progressivement, par différentes strates… Victoria n’est pas une pauvre petite oie blanche mais une femme complexe prise dans une spirale émotionnelle que sa situation professionnelle fait imploser. » Présenté à la Semaine de la Critique, avant de réunir 700 000 spectateurs en salles, le film offre à Virginie Efira un tremplin : « Avec Justine, il y a eu un vrai coup de foudre », expliquait la comédienne dans Première juste avant la présentation de leur deuxième film, Sibyl, à Cannes en 2019. « On a eu la chance que cette amitié se concrétise tout de suite par un travail commun. Mais une fois Victoria derrière nous, tout en ayant évidemment envie de creuser notre rapport artistique, je voulais qu’elle continue à me faire partager ses projets sans qu’elle se sente obligée de tourner avec moi. Pour lui prouver ma bonne foi, je n’arrêtais pas de lui parler d’actrices en lui expliquant pourquoi elle devrait travailler avec elles ! Mais j’ai évidemment été folle de joie quand elle m’a proposé Sibyl. Dans la vie, nos rapports sont assez équilibrés, je pense même être un peu moteur. Là, il fallait retrouver un rapport de réalisatrice – je n’oublierai jamais que le regard qu’elle a posé sur moi a changé en profondeur mon parcours – à actrice, tout en se servant de l’intimité que nous avions développée. C’était passionnant ! »
Dans Sibyl, film avec lequel Justine Triet concourt pour la première fois en compétition, Virginie Efira incarne face à Gaspard Ulliel, Adèle Exarchopoulos et Sandra Hüller, une psy qui décide de lâcher ses patients pour revenir à ses premières amours – la littérature – et se lancer dans un roman inspiré par les confidences – enregistrées à son insu – d’une de ses patientes comédiennes. De nouveau le portrait d’une jeune femme qui se débat entre sa vie professionnelle et sa vie intime, ses affects et ses angoisses, inspiré cette fois par le principe narratif d’Une autre femme de Woody Allen. « Avec Sibyl, j’ai voulu développer un film sur l’identité, les racines – comment on fait tout pour les oublier, et comment elles réapparaissent – et la capacité de chacun à se réinventer malgré tout », raconte Justine Triet. Le tout en situant son action dans le milieu du cinéma, « une microsociété où la vie s’accélère, s’intensifie, où tout devient exacerbé… Où le moindre problème devient une tragédie, les rapports hiérarchiques sont violents, et complètement grotesques. »
Quatre ans après Sibyl, Justine Triet revient donc au Festival de Cannes avec Anatomie d’une chute, dans lequel une femme écrivaine se voit suspectée de la mort de son mari. « J’avais commencé à écrire un autre film qui n’avait rien à voir avec le monde de la justice, mais déjà avec Sandra Hüller en tête. Et puis, j’ai eu envie de développer une autre histoire pour reparler du couple et plus précisément de la trajectoire d’un couple. C’est là que s’est imposée l’idée d’inscrire cette histoire dans un film de procès. » À la différence de Sibyl, elle travaille d’emblée sur l’écriture avec Arthur Harari qui partage sa vie « sans pour autant penser à ce moment-là que j’allais écrire un film sur le couple… en couple », dit-elle en éclatant de rire. « Je pense que j’ai voulu faire un film qui ne se résume pas en un tweet. J’ai voulu amener de la complexité à une histoire d’amour qui finit mal, lui redonner de la noblesse. » La cinéaste explore ici la judiciarisation de l’intime, la difficulté, voire l’impossibilité de faire naître LA vérité tout en faisant voler en éclats les codes filmiques du film de procès par un jeu de zooms, de contre-plongées et de mouvements de caméra permanents. Le résultat a séduit les festivaliers et le jury, offrant à la France sa deuxième Palme d’or en trois ans, après Titane de Julia Ducournau. Mais avant même la sortie de son quatrième long métrage en salles, l’après-Anatomie d’une chute taraude déjà Justine Triet. « Mon côté pragmatique me dit que je dois vite me remettre à faire des films, sans changer ma nature. Pour ne pas être écrasée par cette Palme. » À suivre, très vite, donc.
ANATOMIE D’UNE CHUTE
Réalisation : Justine Triet
Scénario : Justine Triet, Arthur Harari
Photographie : Simon Beaufils
Montage : Laurent Sénéchal
Production : Les Films Pelléas, Les Films de Pierre
Distribution : Le Pacte
Ventes internationales : MK2 International
Sortie en salles le 23 août 2023
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