Qu’est-ce qui vous a d’abord conduit à poser votre caméra dans cette ferme de la famille Bertrand, située à Quincy, en Haute-Savoie, pour y tourner votre premier long métrage, Trois frères pour une vie ?
Gilles Perret : Je suis né et j’ai grandi dans ce hameau. D’ailleurs, je vis encore à cent mètres de cette exploitation ! Quand j’ai eu envie de devenir réalisateur, c’était avec la ferme intention de faire ce métier sur un terrain que je connaissais bien avec des gens qui m’étaient proches. J’étais objecteur de conscience dans une télévision locale après mon diplôme d’ingénieur en électronique. Je me suis formé sur le tas, à la caméra, au montage mais avec du matériel professionnel. En sortant de là, j’avais le choix entre trouver un travail avec mon diplôme d’ingénieur ou tenter ma chance comme cameraman. J’ai choisi la deuxième option. J’ai commencé par des films de montagne puis un peu d’actualités en accompagnant des correspondants de presse internationaux basés à Genève. De fil en aiguille, j’ai fait des piges pour le bureau de Lyon de France 2, toujours comme cameraman. Petit à petit, j’ai fini par en avoir un peu marre du côté éphémère des reportages télévisuels. Mais cela a été extrêmement formateur pour moi.
C’est à ce moment-là que vous décidez de vous lancer dans le documentaire cinéma ?
GP : Oui, dans cette idée de prendre plus de temps pour raconter les choses. J’ai donc décidé de filmer mes voisins parce que je les aime beaucoup, mais aussi et surtout dans le but d’être le plus juste et le plus vrai possible par rapport à ce monde paysan que je voyais à la télévision, souvent trop magnifié à cause des paysages de montagne, ou alors présenté uniquement sous l’angle du productivisme. J’ai emprunté une caméra dans une société de production avec laquelle je travaillais, et avec un ami preneur de son, je me suis lancé dans ce film sans même savoir que je tournais un documentaire. À cette époque, je ne connaissais pas ce mot. Chez moi, il n’y avait pas de livre et on n’allait pas au cinéma. J’ai dû franchir les portes d’une salle pour la première fois à 14 ans !
Que se passe-t-il une fois Trois frères pour une vie terminé ?
GP : On l’a présenté à deux ou trois festivals de film de montagne, il a reçu quelques prix. On l’a aussi projeté localement avec succès. Cela m’a suffi pour être comblé. Pour moi, le cahier des charges était rempli. Je n’avais pas trahi la famille Bertrand, la justesse de ce que j’avais montré était reconnue et j’avais réussi à toucher le public. Ce film m’a lancé, même si j’ai d’abord continué à réaliser des documentaires de montagne pour la télévision. J’ai fini par m’éloigner du petit écran car on ne parlait vraiment plus la même langue, notamment sur les questions sociétales. Ce fut donc une séparation en douceur. Aller vers le cinéma me permettait aussi d’avoir du temps, de ne pas être formaté, de rencontrer les gens. On me présente souvent comme un cinéaste politique mais je n’ai pourtant jamais mis une tirade politique dans un de mes documentaires. C’est avant tout pour rencontrer des gens que je fais des films.
Les Bertrand ont-ils aimé se voir à l’écran ?
GP : Oui, car ils n’avaient qu’une crainte : que le film embellisse trop les choses, notamment à cause du cadre montagnard. Pour André [le seul des frères Bertrand encore en vie, Joseph et Jean étant décédés depuis – ndlr], cette ferme représentait un succès sur le plan économique, mais un échec sur le plan humain. Et lui comme ses frères avaient compris à l’époque que le film était à mille lieues de cela.
À quel moment surgit l’idée de retourner filmer les Bertrand et leur ferme ?
GP : Il s’agit d’un anniversaire, vingt-cinq ans après le premier film, mais rien n’était prémédité. Tout est parti de l’envie de ressortir Trois frères pour une vie à une plus grande échelle.
Marion Richoux : Quand on en a parlé aux producteurs (Elzevir) et au distributeur (Jour2Fête) avec qui Gilles travaille depuis plusieurs années, l’idée les a intéressés. Sur ces faits, on a appris qu’Hélène, la femme de Patrick [le neveu, à qui les trois frères ont transmis la ferme – ndlr] exprimait son désir de partir à la retraite. Et c’est dès lors devenu une évidence.
GP : Cela allait nous permettre de raconter l’histoire de cette famille sur cinquante ans, en mêlant de nouvelles images, des extraits de Trois frères pour une vie, mais aussi cette fameuse archive télévisuelle de 1972 tournée dans la ferme !
Quelle est l’histoire de cette archive ?
GP : On la doit au journaliste et documentariste Marcel Trillat. Je l’avais déjà en tête quand j’ai fait Trois frères pour une vie car en 1972, j’avais 4 ans et je me souviens que Marcel Trillat était venu manger une fondue dans le bistrot de ma grand-mère. L’arrivée de la télévision à Quincy, c’était un événement ! Ces images ont été diffusées dans un magazine de début d’après-midi, TPR (Télé Promotion rurale), à destination des paysans. Je pense que si Marcel Trillat est venu filmer dans ce village, c’est parce que les Bertrand étaient déjà vus, à l’époque, comme des novateurs. Ils ont, par exemple, été les premiers de la région à faire une étable en stabulation libre, non attenante à la maison familiale. J’imagine que la Chambre d’Agriculture avait orienté Marcel Trillat vers eux… Dans cette archive, même s’il n’y a que 3 minutes qui leur sont consacrées, on est frappé par la douceur de Marcel Trillat, sa manière de prendre le temps, d’approcher les visages, la pertinence de la question qu’il pose. C’est beaucoup plus cinématographique que télévisuel.
Aviez-vous un plan précis en tête avant de commencer le tournage de La Ferme des Bertrand ?
GP : Oui, car sur tous mes documentaires, je prends le temps de bien réfléchir en amont. Cela permet d’en gagner énormément au tournage, de ne pas se disperser en repoussant au montage le temps de la décision. Avec Marion, on écrit donc très en amont.
MR : On a su très tôt qu’on voulait garder beaucoup de choses du film de 1997 et de l’archive de 1972. Ce qui impliquait un choix très spécifique des nouvelles scènes à tourner pour que le film tienne en 1 h 30.
GP : C’est à ce moment-là qu’on a décidé de la temporalité des saisons et du mélange des périodes. Le défi allait être de rendre tout cela fluide pour le spectateur. Fallait-il faire beaucoup d’allers-retours entre les époques, sachant qu’il faut du temps pour s’installer dans la période actuelle ? Sur ce point, on a beaucoup évolué au fil du processus de création.
MR : Il fallait aussi trouver l’équilibre entre les différents personnages pour qu’André, qui est très charismatique, n’écrase pas tout. Que tout le monde ait sa place.
GP : À partir du moment où tu fais un documentaire sans commentaire – et c’est aussi pour cela que je n’envisage ce type de film qu’au cinéma – il faut trouver des petites combines, notamment au montage, pour faire comprendre l’arbre généalogique. On savait aussi qu’on voulait faire un film universel, avec certes en toile de fond la ferme et l’agriculture, mais qui raconte surtout la vie et le temps qui passe. Les décès et les enfants qui succèdent sans qu’on leur mette la pression. Évoquer une certaine idée d’harmonie. Mais aussi, sans doute parce que je viens de la technique, j’entendais montrer que la technologie n’est pas forcément incompatible avec le respect des sols et peut même être bénéficiaire pour les travailleurs eux-mêmes, ce qui n’est pas le cas dans l’industrie.
Comment ne pas être trop didactique ?
MR : On ne voulait surtout pas d’un film dogmatique qui assènerait des choses. Tout passe vraiment par les expériences traversées par les membres de cette famille.
GP : Comme je les filme toujours dans le travail, ils n’ont jamais l’impression d’être dans une forme d’inquisition. Cela leur permet d’avoir une parole plus détendue et plus libre.
MR : Mais cela se joue aussi au montage avec Stéphane Perriot qui avait déjà monté Trois frères pour une vie et s’est replongé dans les rushes de l’époque. Ce film a vraiment été un travail à trois. Le montage s’est fait en parallèle du tournage. On a donc pu identifier les éventuels manques au fur et à mesure.
Quand sait-on qu’on a fini de tourner ?
GP : Quand les saisons sont bouclées et qu’on a à peu près ce qu’on avait imaginé au départ. On s’est simplement posé la question d’attendre ou non que les robots soient installés avant de se rendre compte que c’était secondaire, que l’important était de montrer cette famille pleine d’espérance…
La Ferme des Bertrand a-t-il été projeté à Quincy, comme Trois frères pour une vie vingt-cinq ans plus tôt ?
GP : On a fait la première projection publique dans l’étable, avec 200 personnes posées sur les bottes de foin et les vaches qui, tour à tour, répondaient à leur nom quand elles l’entendaient dans le film. (Rires.) Ce fut le plus beau moment de ma vie professionnelle.
LA FERME DES BERTRAND
Réalisation : Gilles Perret
Scénario : Gilles Perret et Marion Richoux
Photographie : Gilles Perret
Montage : Stéphane Perriot
Musique : Vincent Boniface
Production : Elzevir Films
Coproduction : Vues de Quincy, Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma,
Jour2Fête, Les 400 clous
Distribution : Jour2Fête
Ventes internationales : The Party Film Sales
Sortie en salles 31 janvier 2024
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