Sortie en France en 1937, La Grande Illusion de Jean Renoir connaît aussitôt un vif succès et devient le premier film étranger à être nommé à l'Oscar du Meilleur Film en 1939. L’histoire, qui met en scène Jean Gabin, Pierre Fresnay ou encore Erich von Stroheim, est celle de deux soldats français faits prisonniers par un allemand lors de la Première Guerre mondiale. Conduits dans un camp de prisonniers, ils aident leurs compagnons de chambrée à creuser un tunnel secret. Mais à la veille de leur évasion, les détenus sont transférés. Ils sont finalement emmenés dans une forteresse de haute sécurité dirigée par le commandant allemand. Celui-ci traite les prisonniers avec courtoisie, se liant même d'amitié avec l’un d’entre eux. Mais les officiers français préparent une nouvelle évasion…
Une œuvre spoliée
Charge contre la guerre et le nationalisme, La Grande Illusion, qui remporte le Grand prix décerné par le jury international à la Mostra de Venise en 1937, est censurée dans l’Allemagne nazie. Lorsqu’en 1940, les troupes allemandes occupent Paris, elles font main basse sur de nombreuses œuvres d’art et notamment sur des négatifs de films qu’elles envoient à Berlin comme trésor de guerre. A cette période, tous les possesseurs de négatifs de film ont l'ordre de les déclarer à la Propaganda Abteilung suite à une ordonnance allemande. A l’instar d’autres films, comme Mademoiselle Docteur de Georg Wilhelm Pabst (avec Louis Jouvet et Jean-Louis Barrault), le négatif de La Grande illusion est saisi à Paris puis transféré aux archives du film allemandes de Berlin (le Reichfilmarchiv).
A l'époque, personne ne sait précisément où est passé le négatif. Jean Renoir est lui-même persuadé qu'il a été détruit dans le bombardement du laboratoire de St Maurice en 1942. Or, lors de la prise de Berlin par l’armée rouge en 1945, le Reichfilmarchiv est placé dans la zone russe. C'est probablement à ce moment-là que le négatif original est récupéré par le Gosfilmofond, les archives de Moscou, et transféré dans la capitale soviétique.
Deux rééditions
En 1946, Jean Renoir, ignorant que l’original de son film a été récupéré et est désormais conservé à Moscou, se résout à présenter La Grande Illusion dans une version tronquée en France, à partir d’éléments de moindre qualité. Le cinéaste passe alors une grande partie de sa vie à reconstituer son « film perdu ». En 1958, toujours sans espoir de retrouver le négatif, il réalise un nouveau remontage avec Renée Lichtig. Il y restaure les allusions aux maladies vénériennes des militaires, coupées à la première sortie du film en France, ainsi que les dialogues du personnage joué par Marcel Dalio sur ses origines juives. Il redonne toute son ampleur au rôle d’Elsa (interprétée par Dita Parlo) qui accueille les évadés (Jean Gabin et Marcel Dalio), modifie certains sous-titres…
Les années passent. Nous sommes en 1965. Raymond Borde, le fondateur de la Cinémathèque de Toulouse, est élu au comité directeur de la Fédération internationale des Archives du Film (FIAF). Il y rencontre Victor Privato, directeur du Gosfilmofond de Moscou, avec qui il sympathise. De nombreux échanges entre les deux institutions se font pendant plusieurs années. On imagine que le négatif original de La Grande Illusion fait alors partie d’un chargement moscovite en direction de Toulouse.
Redécouverte et restauration
Au début des années 1980, la Cinémathèque de Toulouse repère le film dans ses stocks. Jean Renoir étant décédé en février 1979, c’est la monteuse Renée Lichtig qui procède à l’identification et confirme qu’il s’agit du négatif original. En 1992, lors du transfert de collections nitrate de la Cinémathèque au CNC à Bois d’Arcy, le négatif est à nouveau identifié et analysé par les services techniques des Archives du Film. En accord avec les ayants-droit UGC/DAI, le film est restauré dans sa version originelle, dans le cadre du plan de restauration des films anciens du CNC mis en place par le ministère de la Culture et le CNC.
Réalisée par le laboratoire Centrimage, la restauration a nécessité un travail minutieux sur les images (traces de moisissure et rayures à enlever, collures fragiles et endommagées à réparer…). Pour le son, particulièrement dégradé, il a fallu procéder à une restauration numérique pour nettoyer et effacer le souffle et les imperfections dues aux collures de l’élément d'origine.
La Grande Illusion, restaurée en 1997, est ainsi fidèle au montage initial voulu par Jean Renoir. Présenté pour la première fois à l'occasion de l'ouverture des nouveaux locaux de la Cinémathèque de Toulouse cette même année, ce film, témoin de toute une époque, a ainsi retrouvé sa place dans l’histoire du cinéma et est devenu un classique de notre patrimoine.
Suivant la restauration physique de la fin des années 90, Studiocanal a produit une restauration numérique dans les années 2011 et 2012, financée sur fonds propres avec le laboratoire Immagine Ritrovata, en partenariat avec la Cinémathèque de Toulouse. Cette restauration a consisté à passer d'un négatif nitrate-cellulose, retrouvé dans les collections de la Cinémathèque de Toulouse, à une copie numérique haute définition.