Un territoire
Chez Albert Serra, le lieu de l’intrigue est presque aussi important que les êtres qui l’occupent. Il faut donc qu’une alchimie s’opère entre le décor et les personnages. On a découvert son cinéma en 2006, avec Honor de cavallería, adaptation très libre du Don Quichotte de Cervantes. L’écran d’abord plongé dans un noir complet dévoilait peu à peu le cadre : une plaine de montagne. À mesure que le jour se levait, la silhouette de deux corps allongés dans l’herbe nous apparaissait clairement. Don Quichotte et Sancho Panza pouvaient alors se lever et débuter leur quête. Qu’il s’agisse des Rois mages (Le Chant des oiseaux, 2008), Casanova et Dracula (Histoire de ma mort, 2013), le roi Soleil (La Mort de Louis XIV, 2016) ou des libertins sous Louis XVI (Liberté, 2019), c’est un espace bien précis qui délimite les contours de l’action.
Pacifiction : Tourment sur les îles a été réalisé à Tahiti. « Je voulais tourner en France tout en évitant des lieux déjà filmés mille fois comme Paris, par exemple, que j’associe à un univers bourgeois, figé, explique Albert Serra. Je suis certain que la campagne offre des lieux intéressants, pour autant, l’Outre-mer permettait d’explorer des territoires finalement peu visités par le cinéma. Où aller ? Dans mon imaginaire, Tahiti était plus iconique que la Guadeloupe ou la Martinique. Ce n’était bien sûr qu’une intuition, puisque je n’étais jamais allé en Polynésie française avant de décider d’y faire un film. »
Si le premier confinement dû à l’épidémie de Covid-19 en 2020 a retardé le projet, Albert Serra s’est d’abord rendu sur place afin de saisir une atmosphère, une ambiance. Il y a découvert des lieux éloignés de l’imagerie de carte postale. « Ces territoires renvoient à l’époque coloniale de la France et paradoxalement nous invitent à nous poser des questions très contemporaines. On sent un conflit permanent. Les relations avec l’État français sont ambiguës. Au-delà des belles plages et des beaux hôtels, il y a des endroits moins aseptisés, davantage ancrés dans le réel. C’est là où je voulais placer ma caméra et partir à la recherche d’une pureté disparue. »
Un sujet
« J’ai ébauché un scénario à partir de mes observations sur place. Cette idée de reprise des essais nucléaires m’est apparue la plus intéressante. Elle apporte un contraste immédiat avec la carte postale et suggère une atmosphère terrifiante », poursuit Albert Serra qui ne cherche jamais à enfermer ses personnages avec des scripts aux contours trop stricts. Le cinéaste assume cette idée de flottement permanent où le film semble se chercher tout au long de sa fabrication.
« Il y avait beaucoup de sujets à aborder, notamment celui de la corruption immobilière, mais c’est presque devenu un cliché scénaristique. J’ai élagué au maximum au moment du montage pour resserrer l’intrigue autour du nucléaire qui est plus abstrait d’un point de vue artistique. Plus crépusculaire et horrifiant aussi. Cela a guidé notre façon de regarder l’environnement donc de le filmer, d’où cette lumière chaude, inquiétante. Ce genre de choses ne se prévoit pas à l’avance. Il faut être dedans pour les ressentir et voir comment elles peuvent influencer votre esthétique. Idem pour le surf. C’est une discipline que je ne connaissais pas, or, elle occupe une place centrale à Tahiti. Les séquences se sont intégrées naturellement… » Ces scènes de surf offrent d’ailleurs un surcroît de malaise à l’ensemble. Les vagues filmées depuis des petits bateaux protégés par la barrière de corail donnent au « tableau » des allures de fin du monde. La civilisation, spectatrice d’une mer agitée, apparaît bien fragile.
« Finalement, c’est le personnage principal qui porte en lui la destinée du récit. Pacifiction raconte l’itinéraire d’un haut-commissaire de la République en Polynésie française qui, face aux inquiétudes de la population locale au sujet d’une reprise possible des essais nucléaires dans la région, se demande si l’État français est avec ou contre lui. Ce doute entraîne le flottement que j’évoquais plus haut. »
Une méthode
« Un film se fait à l’intuition… », répète Albert Serra comme un mantra. Le tournage de Pacifiction n’a duré que vingt-cinq jours. En quatre semaines, l’équipe a tourné près de 540 heures de rushes. Le film, lui, dure au total 2h45 minutes. Si le scénario s’affine au moment du tournage et que le cinéaste reste ouvert aux imprévus, il refuse de parler d’improvisation et préfère le terme de « variation ».
« Nous réfléchissons à partir d’une trame. Il ne s’agit pas de partir dans tous les sens. Je crois beaucoup à l’inspiration des acteurs, ce sont eux qui peuvent nous guider dans une direction ou dans une autre. »
Pour garder son esprit en alerte et faire du tournage un moment de vie où rien n’est figé, Albert Serra tourne en permanence avec trois caméras simultanément. Une façon de ne pas se laisser surprendre par le réel et de ne pas imposer un seul point de vue. « La caméra capte des choses que l’œil humain ne voit pas. Je laisse les prises durer très longtemps et je donne pour consigne à mes interprètes de continuer tant que je n’ai pas dit : « Coupez ! » Tant pis s’ils ont le sentiment d’avoir loupé une réplique. On continue. Cela crée une sorte de tension qui rejaillit dans leur jeu… Du coup, chaque prise est différente, je tente des choses nouvelles à chaque fois. » Cette méthode à trois caméras permet également de déstabiliser ses interprètes. « Un acteur ne peut pas offrir son visage à trois caméras en même temps. Il perd donc le contrôle. Inévitablement, il devient plus vulnérable car il ne contrôle plus son image. Et la caméra va essayer de capter cette détresse... »
Un acteur
Albert Serra connaissait le travail de Benoît Magimel pour l’avoir vu notamment dans les films de Claude Chabrol ou Michael Haneke, mais c’est au Festival de Cannes, en 2019, que la révélation a lieu. Le cinéaste découvre alors Une fille facile, le film de Rebecca Zlotowski. « Je le trouve très intéressant et j’ai surtout le sentiment que l’ambiguïté de son personnage peut être exploitée autrement, que je pourrais peut-être aller encore plus loin. »
Benoît Magimel hésite d’abord à s’embarquer dans cette aventure tahitienne, mais le cinéaste insiste. Ce sera lui et pas un autre. « Je cherche des acteurs dans la même veine, mais ça n’existe pas. Il porte une certaine ambivalence en lui. Un côté troublant, que ce soit dans le visage, sa façon d’être. Il donne toujours le sentiment de revenir de loin. »
L’acteur sera finalement séduit par les méthodes de tournage d’Albert Serra et les prises de vues à « rallonge » avec trois caméras. « Benoît Magimel est courageux. Lorsqu’il a décidé de te suivre, il y va. J’aime son côté imprévisible. Avec ce tournage, il a vu la possibilité d’explorer de nouveaux territoires de jeu. » Une fois sur place, ces intuitions se sont révélées justes. « Benoît est très compétitif, concentré et résistant... Dès qu’il y a moins de tension, que les choses sont trop claires, il est moins attentif, et peut se mettre en pilotage automatique… Je devais donc le mettre au défi en permanence. Il lui arrivait d’avoir une oreillette durant la prise, je pouvais ainsi lui parler... »
Benoît Magimel a également accepté d’être l’un des seuls comédiens professionnels sur le tournage, au risque de se retrouver en décalage avec le reste des interprètes. Là-aussi, cela permettait à Albert Serra d’isoler un peu plus son protagoniste du reste d’un monde éternellement mouvant.
Pacifiction - Tourment sur les îles
Scénario et réalisation : Albert Serra
Photographie : Artur Tort
Musique : Marc Verdaguer
Production : Idéale Audience Group, Andergraun Films, Tamtam Film, Rosa Filmes, ARTE France Cinéma, Archipel Production
Distribution : Les Films du Losange
Ventes internationales : Films Boutique
Sortie en salles le 9 novembre 2022
Soutiens du CNC : Avance sur recettes après réalisation, Aide franco-portugaise, Aide sélective à la distribution (aide au programme)