Si on prend au mot le titre de son premier court métrage tourné en 1990, alors les héros seraient immortels. Chez Alain Guiraudie, la grande faucheuse rôde, mais c’est la vie qui éclaire tout son petit monde. Un monde qui bouge comme dans un rêve. « Rester vertical » (donc debout) se targue d’ailleurs l’un de ses longs métrages, présenté en compétition au Festival de Cannes en 2016. Miséricorde commence pourtant à l’horizontal. C’est en effet un enterrement qui lance le récit, et bientôt l’un des protagonistes finira six pieds sous terre. Un vrai/faux thriller à l’allure de western se met dès lors en place avec l’arrivée d’un cow-boy solitaire (Félix Kysyl) de retour au village, qui va tout bousculer.
Mais l’une des héroïnes de ce Miséricorde est sans aucun doute la nuit qui n’avait jamais été aussi présente dans le cinéma de Guiraudie, plus volontiers attiré par les couleurs vives sublimées par les rayons du soleil du Sud-Ouest. Le film est ainsi à rapprocher du crépusculaire L’Inconnu du lac, plus gros succès public du cinéaste à ce jour. Là aussi des hommes disparaissaient et il fallait mettre à nu un meurtrier supposé. Aujourd’hui comme hier, on ne court pas tant après un assassin qu’un amant en fuite. Miséricorde, conte macabre, est aussi une comédie noire où la spiritualité chrétienne vient réveiller ardeur et pulsions sexuelles. Le prêtre au centre du récit (Jacques Develay) n’est cependant le garant d’aucune morale fabriquée. Il agit et pense en son âme et conscience. Alain Guiraudie flirte ici avec les mystères de la psyché humaine : « Je n’avais jamais cadré des visages en aussi gros plans jusqu’alors, raconte-il. J’ai revu des films d’Ingmar Bergman avant le tournage, notamment Cris et Chuchotements, pas tant pour saisir l’agonie que pour cette capacité de se rapprocher à l’image de l’intériorité des personnages. »
Retour aux sources
Pour autant, le cinéaste de 60 ans n’a pas renié son influence originelle, celle qu’il cite depuis ses premières interviews : Tintin. Hergé guide en effet sa pensée de cinéaste et tant pis si, dans ce nouveau film, l’obscurité recouvre la ligne claire. Miséricorde multiplie les péripéties dans le périmètre restreint d’un village aveyronnais. Comme souvent, la ville reste à distance, c’est un monde lointain, hors de portée. Guiraudie est un cinéaste rural, si tant est que l’appellation a une signification. Né de parents agriculteurs, tout près du village de Sauclières (rebaptisé Saint-Martial dans le film) où Miséricorde a été tourné, Guiraudie n’a rien d’un touriste en visite. La géographie de son cinéma a le caractère racé des plaines et des vallées du Rouergue. « Je connais viscéralement cet environnement, explique le cinéaste. J’ai l’impression d’en maîtriser les espaces, les corps et la culture… Il y a toujours un désir très fort chez moi d’appréhender le monde tel que je le ressens, de le retranscrire à travers des choses très personnelles, des souvenirs lointains, des influences artistiques, du mythe… »
Du mythe et, on l’a dit, une spiritualité religieuse. Alain Guiraudie se dit « en règle » avec le catholicisme. Il a été baptisé, a respecté sagement ses devoirs spirituels jusqu’à sa communion solennelle. Il a été un enfant de chœur « plutôt investi » dans la petite église près du hameau où il a grandi. Adolescent, il a ensuite rompu définitivement avec Jésus (« L’idée de me soumettre à Dieu m’était impossible ! »). Sont alors venus la période anarchiste, libertaire, le communisme militant, l’homosexualité revendiquée et l’entrée en cinéma pour raconter des histoires pas très catholiques.
Miséricorde donne ainsi l’impression d’un possible retour aux sources. Dans les romans récents d’Alain Guiraudie, Rabalaïre [Ed. Pol, 2021] et Pour les siècles des siècles [Ed. Pol, 2024], un prêtre fait aussi des merveilles. Mais de la même façon que l’ancrage campagnard n’induit pas forcément le naturalisme, la présence du religieux n’entend pas nous connecter avec la parole divine. Le cinéma de Guiraudie est charnel et n’a que faire du réalisme. Ses personnages foncent vers leurs désirs. C’est un cinéma de l’amour fou : « J’ai vraiment l’impression de réhabiliter les curés en les montrant en phase avec leurs désirs et leurs corps. Je mets beaucoup de moi-même dans chacun de mes personnages, y compris dans celui du prêtre bien sûr. Il y a finalement très peu d’ecclésiastiques dans le cinéma français ! »
L’amour fou
Alain Guiraudie poursuit sa route artistique depuis près de trente ans, creuse son sillon, en toute indépendance. C’est en 2001 sur la Croisette que les choses se sont réellement incarnées. Il présentait alors à la Quinzaine des cinéastes son moyen métrage, Ce vieux rêve qui bouge, adoubé publiquement par Jean-Luc Godard. Tout était déjà là : l’esprit de lutte, les herbes folles, l’attirance des corps… Il se souvient : « Après les mots de Godard sur le film, la deuxième projection officielle était bondée. Un mois plus tard je rafle le Prix Jean-Vigo. On peut dire que mon entrée a été assez fracassante. »
Deux ans plus tard, un premier long, Pas de repos pour les braves, récit coloré et picaresque du Tintin queer. Voici venu le temps (2005) quitte les rives du contemporain pour des temps immémoriaux avec toujours cette idée d’une nature protégée des bruits du dehors propre à accélérer les pulsions sans tabou. Il y a du Pasolini chez Guiraudie. Avec Le Roi de l’évasion (2008), le retour au présent est porteur de désillusions. La morale empêche les deux amants – un fermier homosexuel et une adolescente éperdument amoureuse – d’exulter librement. Une menace qui bascule dans le crime avec L’Inconnu du lac (2014). Dans un retour de flamme fulgurant, tout peut renaître avec Rester vertical (2016).
Quand la vie vacille – le film suivant Viens je t’emmène (2022) est marqué par un attentat terroriste – la pensée seule ne permet pas de résister, c’est le cœur qui remet les idées en place. Guiraudie est un romantique. Un romantique lucide. Dans Miséricorde, le héros traqué cherche un lieu où s’abriter. Il ferme souvent les yeux mais ses rêves n’offrent pas de refuge. C’est au contact de l’autre, ange protecteur, que tout semble à nouveau possible.
Miséricorde
Écrit et réalisé par Alain Guiraudie
Avec : Félix Kysyl, Catherine Frot, Jacques Develay…
Images : Claire Mathon
Montage : Jean-Christophe Hym
Musique : Marc Verdaguer
Production : Charles Gillibert (CG Cinema)
Distribution France et Ventes internationales : Les Films du Losange
En salles le 16 octobre
Soutiens du CNC : Aide au développement d’œuvres cinématographiques de longue durée, Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2024)