Comment avez-vous découvert l’écran d’épingles ?
Cela remonte à l’époque où j’étais étudiante à La Poudrière. La cinéaste Michèle Lemieux (alors la seule utilisatrice au monde de l’outil - ndlr) est venue nous présenter cette technique d’animation qui m’a tout de suite plu. Je faisais déjà des films en sable (dont Chloé Van Herzeele, co-réalisé avec Anne-Sophie Girault), un matériau granuleux et charnel que l’on dispose et que l’on enlève à l’infini, qui permet de jouer facilement avec l’éphémère. Sensible à cette façon de travailler directement la matière, l’écran d’épingles m’a tout de suite séduite et intriguée.
J’ai alors candidaté pour participer à l’atelier de formation encadré par Michèle Lemieux proposé en 2015 par le CNC et j’ai été retenue avec sept autres candidats cinéastes. Les trois jours de formation à Annecy ayant eu un goût de trop peu, j’ai pu profiter de la résidence de recherche et de développement organisée par le CNC sur le site de Bois d’Arcy. Pendant un mois, je me suis familiarisée à l’outil, sans réel projet en tête. Juste un vague croquis entre les mains. J’ai produit peu à peu des images. Mes petites filles nues, avec leurs arcs, ont pris vie, d’elles-mêmes.
Qu’a permis l’écran d’épingles dans le processus de création de La Saison pourpre ?
C’est la première fois que je m’engage sur un film en me laissant guider par mon instinct. L’écran d’épingles est un instrument d’improvisation : tout se passe au moment de la manipulation de l’outil, dans l’instantanéité. L’image se travaille dans un va-et-vient permanent. De plus, c’est un procédé où l’erreur n’est pas permise sous peine de devoir recommencer à zéro. Il faut donc faire appel à son intuition, se laisser guider en quelque sorte. C’est pourquoi il n’y a rien d’intentionnel dans la mise en scène. C’est difficile à expliquer mais, me concernant, c’est comme si la création, les images, me précédaient. Ainsi, quand est né le décor de la mangrove, un environnement inhospitalier dans lequel se déroule l’histoire de La Saison pourpre, j’ai aimé composer une atmosphère brute, atténuée par la présence des nénuphars. Je voulais éviter le lyrisme romantique ou le romantisme poussif. J’étais plutôt à la recherche d’une esthétique lyrique teintée d’étrangeté.
Vous êtes-vous familiarisée facilement à l’écran d’épingles ?
C’est un outil très étonnant. Vous êtes dans l’obscurité, seule face à cet appareil qui exige tout de même un rapport physique dans son maniement, d’autant plus que je dessinais par l’arrière, ce qui me contraignait dans mes mouvements. Ma tête était immergée dans le cadre de l’image, ce qui laisse peu de distance face à l’écran. Ce n’est pas commun pour un réalisateur !
Pourquoi avoir fait le choix d’une esthétique épurée ?
J’ai eu envie de dessiner des corps. Dans mon précédent film, le personnage principal était une vieille dame. Cette fois-ci, je voulais évoquer la jeunesse. L’écran d’épingles permet de dessiner des traits vaporeux et modelés propices à l’esquisse des corps, de privilégier des contours peu définis et de jouer avec le mouvement en faisant apparaître et disparaître des éléments. Mais le fait d’avoir recours à l’esquisse m’était aussi plus simple car manipuler cet outil implique de faire corps avec lui. Je devais par exemple veiller à toujours garder le coude en-dessous de mon épaule et régler mon siège à la bonne hauteur pour avoir le rendu que j’espérais et économiser mes forces. Finalement, l’esthétique du film est née de cette contrainte.
Quand l’image est trop pleine, ça m’ennuie car j’ai l’impression que tout est donné aux spectateurs, sans laisser de place à l’imaginaire. Une image trop complète dans laquelle il manque du vide en quelque sorte ne permet pas au mouvement de se prolonger. En revanche, l’épure permet au cerveau de recomposer le mouvement et rend le spectateur actif. C’est pourquoi je préfère égrener les informations dans le dessin. Le plaisir est là, dans la magie de la création du mouvement. Sinon, j’ai l’impression d’être dans la simple illustration.
Vous jouez avec les plans fixes et les éléments animés, ce qui confère à La Saison pourpre un rythme particulier…
En effet, tout le film est construit sur des enchaînements de composition d’images et de séquences. Lorsque je réalise un long plan fixe avec toutes ces petites filles immobiles en n’animant que leurs cheveux, c’est une façon de diriger l’image à travers les corps animés. À l’inverse, lors de la séquence d’introduction, tout est en mouvement. C’est par ces contrastes que le film se structure.
Par ailleurs, l’écran d’épingles m’a imposée non seulement une forme esthétique mais également une mise en scène. Je suis droitière et il m’était difficile d’avoir accès à la partie gauche de l’outil. Je devais me lever, me courber… Voilà pourquoi il y a peu d’éléments qui bougent en haut à gauche de l’écran, hormis quelques mouvements furtifs. Mais c’est de la contrainte que naît la créativité !
Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
Je n’ai pas eu de références conscientes. D’ailleurs, ce qui est passionnant avec l’écran d’épingles, c’est d’être face à soi-même. Cela permet une sorte d’introspection qui vient révéler quelque chose de l’ordre de l’inconscient. Néanmoins, lors de mon premier contact avec l’écran d’épingles, je lisais Les Vagues de Virginia Woolf et Les Nourritures terrestres d’André Gide. Cela a dû infuser dans mon imaginaire. Lors de la fabrication de La Saison pourpre, j’étais dans une démarche inverse. Je me suis dirigée sciemment vers des lectures liées à l’enfance : Peter Pan de J. M. Barrie, Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, Sa Majesté des Mouches de William Golding, et vers des films tels que La Récréation de Claire Denis. Et bien sûr, Le Chapeau, de Michèle Cournoyer, qui explique à lui-seul pourquoi je fais du cinéma.
Un autre projet avec l’écran d’épingles ?
Oh non ! (rires) Travailler avec l’écran d’épingles a été une expérience incroyablement enrichissante. Seule face à l’outil, pas besoin de verbaliser ses intentions à une équipe, ni d’intellectualiser ses intuitions. Mais c’est également éprouvant, tant physiquement que psychiquement, puisque vous travaillez seule durant de longs mois. J’ai commencé La Saison pourpre en février 2021 et l’ai achevée en mars 2023, soit plus de deux ans plus tard. L’écran d’épingles est un outil passionnant mais rude, qui est autant à votre service que vous êtes au sien !
La saison pourpre
Aux abords d’une mangrove, un groupe de filles vit au rythme du climat et des oies sauvages alentours. Elles s'observent vivre et grandir à des âges différents. Le temps passe, des tensions naissent et des rivalités s'installent.
La Saison pourpre
Réalisation, scénario et animation : Clémence Bouchereau
Photographie : Nadine Buss
Montage : Catherine Aladenise
Production : Bandini Films
Exportation / Vente internationale : Miyu Distribution
Soutien du CNC : Aide avant réalisation à la production de films de court métrage
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L’écran d’épingles Alexeïeff / Parker
En 1933, Alexandre Alexeïeff et Claire Parker inventent pour réaliser leur film Une Nuit sur le Mont Chauve, une technique d'animation qui fascine le public depuis près de 90 ans : l'écran d'épingles.