À quand remonte votre rencontre ?
Antoine Lafon : À une dizaine d’années... Une amitié très forte nous lie. C’est d’ailleurs Julien qui m’a présenté à Hugo Sélignac, le créateur de Chi-Fou-Mi Productions. À l’époque, ils avaient déjà développé ensemble un projet qui n’avait pas abouti et travaillaient sur Le Royaume.
Comment est né Le Royaume ?
Julien Colonna : La première étincelle a eu lieu il y a six ans quand ma femme m’a annoncé qu’elle était enceinte. Cette nouvelle a ouvert en moi tout un champ de questions sur le père que j’allais être, tout en me faisant repenser à l’enfant que j’avais été et aux parents que j’avais eus. Un souvenir est alors remonté quand je devais avoir 10 ans. J’étais avec mon père et ses amis dans un campement de fortune en Corse, où l’on passait nos journées à pêcher et où l’on dormait à la belle étoile. La vie rêvée, la vie sauvage… Avant d’apprendre quelques années plus tard que ce que j’avais vécu comme une simple escapade de vacances en famille avait eu pour lui et ses amis un tout autre enjeu. C’est ainsi qu’est née l’idée de raconter l’histoire d’un père et de son enfant qui apprendraient à se connaître le temps d’une cavale qui tournerait mal.
Pourquoi n’avoir pas envisagé de faire de l’enfant un jeune garçon pour vous rapprocher de votre histoire ?
J.C : Car il n’a jamais été question pour moi d’un récit autobiographie mais d’une pure fiction de cinéma. Très rapidement, au contraire, une figure féminine, Lesia, s’est imposée. Je savais que j’allais raconter l’histoire d’un enfant baigné dans un monde d’adulte opaque et je trouvais le personnage d’une jeune fille plus intéressant et plus surprenant que celui d’un jeune garçon en termes de contraste. Même si, quand on est arrivé au bout du scénario avec Jeanne Herry, on s’est rendu compte qu’on n’aurait pas changé une ligne si l’enfant avait été un garçon. Lesia n’est pas réellement sexuée. En tout cas, on ne rentre jamais dans ces considérations-là. Et rien n’aurait changé dans les réactions du personnage et les questions posées à son père.
À quel moment, et comment Jeanne Herry arrive dans le processus d’écriture ?
J.C : J’ai rencontré Hugo Sélignac par le biais de Tahar Rahim sur un projet que j’avais écrit et développé seul pendant sept ans sans, hélas, aboutir. Je savais que pour le suivant, je ne voulais pas travailler seul mais être dans l’échange. Compte tenu du fait que le personnage principal allait être féminin, j’ai eu envie de travailler avec une femme. Très vite, Hugo – qui a produit ses premiers films – et moi avons pensé à Jeanne. Notre rencontre a été une évidence. Comme l’a été ensuite notre manière de travailler ensemble.
Comment avez-vous fonctionné ?
J.C : J’ai d’abord besoin de faire seul le tour de mes obsessions et de mon rapport avec le sujet pour accumuler une matière personnelle que je vais ensuite pouvoir confronter à quelqu’un. Quand Hugo a optionné Le Royaume, j’étais en plein tournage d’une série qui s’est arrêtée à cause de la pandémie de Covid. J’ai mis ce temps à profit pour commencer à travailler sur Le Royaume et je suis arrivé à 300 pages de notes sur l’exposition de certaines scènes, des anecdotes, des décors, des idées de structure… C’est un an plus tard, une fois la série terminée, que j’ai rencontré Jeanne. Nous nous sommes mis rapidement au travail et, pendant trois semaines, je lui ai raconté ces 300 pages pour l’amener dans un monde qui lui était un peu étranger et répondre à ses questions. Au bout de ces trois semaines, Jeanne en savait presque autant que moi sur la Corse et les Corses ! Nous avons ensuite commencé à travailler sur la structure et les personnages en partant du début du film et en déroulant les choses de manière très chronologique. Puis une fois arrivés à la fin, nous retournions au début pour amender, supprimer et préciser le plus possible chaque scène. Nous avons fini avec trois grands billboards remplis de Post-it de couleurs différentes. Et je suis parti en Corse pour écrire la première continuité dialoguée, à partir de laquelle nous avons repris nos échanges de structure et de dialogues pour parvenir à une première version.
Antoine Lafon, à quel moment arrivez-vous sur le projet et comment vous en emparez-vous ?
A.L : Je suis arrivé entre la première et la deuxième version du script, au moment où l’on touchait à des choix très structurants dans la trajectoire de Lesia. Julien est alors parti en écriture six mois pour arriver à une V2, extrêmement proche du scénario final et à partir de laquelle a commencé la recherche de financements. J’ai accompagné Julien dans toute la phrase de cette préproduction pour rendre le film viable.
Quelles sont les grandes étapes de ce parcours ?
A.L : L’obtention de l’Avance sur recettes a été décisive. Une première pierre à partir de laquelle nous avons pu bâtir ce qui a suivi. Nous avons vraiment une chance énorme d’avoir cette aide en France. Canal+ nous a aussi fait part très tôt de leur intérêt. Nous avons été les premiers à les réunir avec Netflix sur le même film avant de compléter le financement par un investisseur privé qui a apporté les 10 % manquants. Pendant toute cette phase qui a duré un an, nous étions déjà en casting et en pré-préparation. Grâce à Hugo Sélignac, à la confiance et à la solidité de la structure Chi-Fou-Mi, nous avons pu, par exemple, décaler le tournage le temps de trouver l’acteur principal.
J.C : Hugo et Antoine ont été des partenaires exceptionnels et très complémentaires. Nous avons démarré la préparation en septembre 2022 pour attaquer le tournage l’année suivante. Ce qui pour un film aussi fragile a été une vraie gageure. À commencer par le casting.
Celui-ci réunit quasiment que des non-professionnels. Était-ce une volonté dès le départ ?
J.C : Pour moi, il fallait d’abord et avant tout que les acteurs soient corses. Or il se trouve que la Corse n’est pas encore Los Angeles… même si nous y arrivons à grands pas ! (Rires.) Dans les profils et les tranches d’âges que je recherchais, peu d’acteurs corses, débutants ou confirmés, correspondaient. Je savais que j’allais devoir passer par un casting sauvage et travailler avec des non-professionnels.
A.L : Ça nous sortait clairement de notre zone de confort. Et je dois avouer qu’avec Hugo, nous avons un peu lutté. Nous avons même approché quelques comédiens professionnels. Mais depuis le départ, Julien nous a assuré qu’il fallait faire confiance au projet, même si tout allait être long et coûteux. Et sans certitude d’arriver à bon port.
J.C : Le Royaume est un film d’été. Mais arrivé début juin 2023, nous n’avions pas encore trouvé le comédien pour incarner le père de Lesia. Nous avons donc tout décalé, avec septembre comme dernière limite sous peine de devoir repousser tout d’un an. Heureusement Saveriu Santucci [qui incarne le rôle principal – ndlr] est arrivé pile quand il le fallait, fin juin, pour que nous puissions travailler ensemble en juillet et en août. C’était notre chemin et nous avons tenu bon. Tout ce film est une histoire de confiance entre nous car Antoine et Hugo ont avancé un peu à l’aveugle, sans savoir précisément où je les emmenais.
A.L : Quand nous nous entraînions à passer les oraux devant la commission de l’Avance sur recettes, nous avons fait venir différents réalisateurs et producteurs qui, tous ou presque, en découvrant le scénario avec ses pavés de dialogues et ses longs monologues, nous ont mis en garde sur la faisabilité du film dans le temps imparti de tournage, avec des comédiens non-professionnels !
J.C : Ils pensaient que j’allais droit dans le mur…
A.L : Mais cette aventure prouve qu’il n’y a pas de règle ! Nous avons décidé de suivre notre instinct et il se trouve que dès que nous ne l’avons pas fait, nous l’avons payé.
J.C : C’est aussi à l’instinct que s’est fait le choix de notre chef opérateur, Antoine Cormier. J’avais d’abord identifié deux directeurs de la photographie très talentueux mais qui étaient occupés sur d’autres projets. J’ai donc pris le parti de faire confiance à mon œil et d’aller puiser dans la jeune garde. Il se trouve que j’avais déjà eu la chance de tourner avec Antoine Cormier sur une publicité, en Corse d’ailleurs. Dans chacun de ses projets, il y avait toujours cette élégance et cette sobriété que je recherchais. Je me suis donc fait confiance, alors qu’il n’avait jamais fait de long métrage. Et là encore, Antoine et Hugo m’ont suivi. Son implication comme celle de toute l’équipe a été incroyable. Car il ne faut pas oublier que Le Royaume est un film de cavale avec souvent trois lieux de tournage différents par jour et des délais serrés à tenir.
Comment avez-vous travaillé avec Antoine Cormier ?
J.C : Pour ce film, je ne voulais rien de dogmatique en termes de grammaire filmique. Il fallait que la mise en scène soit au service des émotions de chaque séquence, au service des silences, des non-dits des personnages. Que cette mise en scène soit libre alors que mes personnages sont précisément en quête de liberté. Nous n’avons donc pas hésité à passer d’une caméra épaule très vive comme dans la séquence d’ouverture à de longs plans fixes contemplatifs ou à des zooms. Côté texture, je voulais tourner en 35 mm 2- Perf car c’est un grain que j’aime. Il se trouve que ça n’a pas été possible financièrement. Même si j’ai tout tenté ! (Rires.) Notre travail a alors consisté à se rapprocher en numérique de ce grain qui me semblait le plus juste. Quelque chose qui marque un peu l’époque, celle du milieu des années 1990 où se déroule l’intrigue, sans tomber dans le cliché.
Le Royaume s’est-il beaucoup réécrit au montage ?
J.C : J’ai travaillé dans un premier temps avec Albertine Lastera jusqu’à fin décembre 2023, date à laquelle nous aurions dû avoir terminé et où elle était prise sur un autre projet. Mais je viens du montage. C’est une des phases que je préfère. Nous sommes donc vraiment retournés dans chaque scène, dans chaque plan et ce travail minutieux a nécessité un temps plus long qu’envisagé. Albertine a alors passé le relais à Yann Malcor jusqu’à la mi-mars.
A.L : D’expérience chez Chi-Fou-Mi, la phase de montage et de postproduction n’est pas celle où nous faisons des économies ! (Rires.) Nous continuons tant que nous ne sommes pas allés au bout de nos réflexions. Et si Le Royaume n’avait pas été prêt pour Cannes, ça n’aurait pas été un souci pour nous. Le film montré là-bas n’est d’ailleurs pas celui qui va sortir en salles. Nous n’avons pas changé le montage mais nous sommes repartis en étalonnage et en mixage.
Comment s’est fait le choix d’Ad Vitam pour distribuer le film ?
A.L : Nous avons montré Le Royaume à plusieurs distributeurs et il a suscité pas mal d’intérêts. Mais Julien avait été marqué par le soin apporté au marketing de différents films qu’Ad Vitam a sorti récemment. Il se trouve que sa directrice, Alexandra Henochsberg, est d’origine corse et qu’elle a eu spontanément un attachement très fort à l’histoire du film. C’était une forme d’évidence... En revanche, nous avons attendu que le film soit terminé pour choisir le vendeur international afin de travailler avec celui qui nous semblait le plus motivé. Goodfellas s’est alors imposé. Nous avons senti l’envie de Vincent Maraval et de son équipe d’aller défendre Le Royaume couteau entre les dents dans le reste du monde. Et son envie a été contagieuse !
LE ROYAUME
Réalisation : Julien Colonna
Scénario : Julien Colonna et Jeanne Herry
Photographie : Antoine Cormier
Montage : Albertine Lastera et Yann Malcor
Musique : Audrey Ismaël
Production : Chi-Fou-Mi Productions
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : Goodfellas
Sortie le 13 novembre 2024
Soutiens du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à l'édition vidéo (aide au programme 2024)