Comment est né le FIFF de Créteil ?
Jackie Buet : À l’époque de sa création, en 1979, je travaillais au centre culturel des Gémeaux à Sceaux avec Élisabeth Tréhard. Toutes deux militantes féministes et cinéphiles, on constatait, année après année, le peu de projets de réalisatrices qui nous étaient proposés. Par ailleurs, ma génération ne se reconnaissait pas dans les films en salles : nous en avions assez de voir des cow-boys ou des soldats à l’écran. À ce moment-là, les mouvements féministes se rassemblaient autour du slogan « prendre la parole ». Prendre l’image se révélait donc essentiel. Agnès Varda, Yannick Bellon, Chantal Akerman… : la France comptait de talentueuses cinéastes, pourtant leurs films étaient peu visibles, quasiment jamais montrés dans les festivals à la différence de pays comme l’Allemagne, où la Berlinale programmait des réalisatrices. Il fallait créer un espace, une vitrine pour les œuvres de femmes dans notre pays. Nous avons rencontré des réalisatrices allemandes, suédoises, québécoises, qui n’étaient jamais venues en France. Et c’est ainsi que nous avons commencé à ébaucher un programme, tout en n’ayant aucune expérience de ce genre de manifestation !
Quelle en fut l’identité première ?
Fabriquer le lieu d’une nouvelle cinéphilie. Le cinéma fait par les femmes est un cinéma de l’intime, mais il est en même temps très politique dans le sens où il accompagne les évolutions de nos sociétés dans les mœurs, les corps, les identités. Avec Élisabeth Tréhard, nous étions frappées de voir à quel point ce corpus social et politique n’était pas restitué dans le cinéma. Ce qui était aussi saisissant c’était le fait que les collectifs d’artistes qui existaient et avaient existé jusque-là dans la peinture ou le cinéma avaient été créés par des hommes, jamais par des femmes : la Nouvelle Vague est un groupe cinéphile et cinématographique majoritairement masculin. Nous voulions créer, par la dimension internationale du festival, un territoire dans lequel les réalisatrices du monde entier pourraient se rencontrer. Le FIFF de Créteil, c’est une grande université faite de rencontres et de débats où dialogue un cinéma diversifié, de Claire Simon à Kira Mouratova, cinéaste russo-ukrainienne venue présenter ses films pendant la Perestroïka, en passant par Vera Chytilova, réalisatrice tchèque, ou encore Coline Serreau.
Le festival a d’abord démarré à Sceaux avant de s’installer à Créteil. Y avait-il une signification particulière derrière le choix de cette ville ?
Quand on a lancé le festival à Sceaux en 1979, le centre culturel des Gémeaux s’est avéré rapidement exigu. Nous avons même dû monter un chapiteau à l’extérieur tellement le public était nombreux. Il fallait trouver un nouvel espace. Élisabeth Tréhard et moi-même avons été biberonnées à l’action culturelle : ce projet d’André Malraux, ministre de la Culture dans les années 1960, de développer la culture, et notamment l’art contemporain, dans des centres en banlieue et en région, en dehors de la capitale. Nous avons souhaité que le festival se déploie dans ce type de lieux, lesquels ont contribué à démocratiser l’art envers un public plus large et populaire. Tout de suite, la Maison des Arts et de la Culture de Créteil a répondu favorablement à notre demande. Elle nous accueille ainsi depuis la 7e édition du FIFF.
Comment réussissez-vous cet équilibre entre la nécessité de dédier un festival aux films de femmes sans enfermer les réalisatrices dans leur genre ?
Cette question de l’essentialisation a fait l’objet de nombreux débats dans les groupes de femmes à l’époque. D’ailleurs, je tiens à remercier les réalisatrices des dix premières années du FIFF pour leur courage de s’être identifiées à un label « films de femmes », ce qui n’était pas valorisant. Bien sûr, nous nous sommes demandé si on devait le conserver, mais ce label représente aussi l’histoire de notre festival, sa raison d’être. Il n’a jamais été question de « ghettoïser » les cinéastes en les enfermant dans un cinéma unique mais bien de créer un écrin pour accueillir leurs films. Il existe autant de réalisatrices que de signatures différentes. C’est frappant quand on regarde le travail de Rebecca Zlotowski, que nous mettons à l’honneur cette année, celui de Céline Sciamma ou encore de Chantal Akerman. Les rassembler ne signifie pas les réduire à une marque unique dans le contenu de leurs films. En 1998, j’ai créé au FIFF les « Leçons de cinéma », un cycle d’entretiens pour donner la parole aux réalisatrices sur leur parcours, leur style cinématographique et leur méthode de travail. Il en ressort à chaque fois qu’aucune n’a de modèle (et de modèle féminin !) précis, certaines se réfèrent à Ingmar Bergman, d’autres à la Nouvelle Vague, d’autres encore à un cinéma plus expérimental. Si le genre a été codifié par nos sociétés, les réalisatrices savent s’en affranchir.
Ce 45e festival a pour thème « La Fabrique de l’émancipation ». Pourquoi ce choix et comment avez-vous réfléchi cette édition-anniversaire ?
Cette édition a été pensée pour répondre à la question suivante : comment, depuis les débuts du cinéma, les femmes ont-elles construit des images, des narrations et des personnages ? Et quelles en sont les évolutions ? Parmi les nombreux temps forts, on note la présence d’Agnès Jaoui, invitée d’honneur, qui s'est pretée entre autres, le dimanche 26 mars, au jeu de l’autoportrait ; la venue d’Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, pour parler de l’écriture et de la mise en récit ; une rencontre avec Coline Serreau ; un hommage à Safi Faye, réalisatrice franco-sénégalaise récemment décédée, à qui l’on a déjà consacré une leçon de cinéma en 2017. Notre ambition est de créer des ponts entre les générations de réalisatrices. Ainsi, dans la séance « Les Lundis de l’INA », le 27 mars, Rebecca Zlotowski est revenue sur le travail de la scénariste italienne Suso Cecchi d’Amico (Le Guépard de Visconti, Le Voleur de Bicyclette de De Sica…), invitée du festival en 2000. Depuis 45 ans, nous explorons la place des femmes derrière la caméra sur tous les territoires et dans l’histoire. Après Alice Guy ou Germaine Dulac les éditions passées, nous célébrons cette fois Musidora, autre pionnière, en organisant un ciné-concert autour de son film La Tierra de los Toros, comme aux premiers temps du cinéma. Jeudi 30 mars, les historiennes Michelle Perrot et Geneviève Sellier ont animé un colloque dédié à la place des femmes au cinéma et à la cinéphilie au féminin accompagnées de la chorégraphe Karine Saporta. Les archives tiennent une place prépondérante au FIFF. Sur notre site, nous avons recensé l’ensemble des réalisatrices venues à Créteil ces 45 dernières années. Ce répertoire classé par année, pays et genre cinématographique est en quelque sorte notre matrimoine à nous.
Comment sélectionnez-vous les films en compétition ?
Le FIFF compte quatre compétitions internationales : fiction, documentaire, court métrage et graines de cinéphages (Jeune public). Il s’agit d’œuvres récentes avec une grande proportion de premiers films. Avec mon équipe, nous aimons mettre en avant des récits qui déstructurent la narration. Je pense à Trenque Lauquen de l’Argentine Laura Citarella, un film de 4 heures, qui déroule une vision esthétique et narrative complètement nouvelle sur la fabrique du cinéma. Au-delà de la compétition, depuis l’année dernière avec la section « Elles font genre », nous nous intéressons aux réalisatrices qui travaillent sur les genres cinématographiques (thriller, fantastique, western, science-fiction…) à l’image de Jane Campion, Kelly Reichardt ou Kathryn Bigelow. Nous avons aussi une section Jeune public dans laquelle nous mettons à l’honneur le jeu vidéo pour cette 45e édition. Par ailleurs, nous menons toute l’année un travail d’éducation à l’image auprès de collégiens et de lycéens. J’ai le goût de transmettre, un aspect de mon ancien métier d’institutrice qui ne m’a pas quitté ! (Rires). Il est important de montrer aux jeunes la façon dont les réalisatrices dépeignent le monde. De façon à restituer en quelque sorte une partie de notre cerveau qui a été ignorée pendant longtemps.
Le festival aura également une résonnance à partir d’avril partout en France…
Tout à fait. Le FIFF se décline cette année en session hybride pour les publics éloignés du festival. Nous avons réitéré l’expérience concluante de l’édition 2021 entièrement en ligne à cause de la pandémie. Pendant tout le mois d’avril, la plateforme Festival Scope proposera la diffusion d’une dizaine de films emblématiques des 45 ans du festival. Entre avril et juin, une programmation spéciale « 45 ans/45 films » tournera dans les cinémas CIP (Cinémas Indépendants Parisiens) et en région. Parmi les films mis à l’honneur, de nombreuses reprises : les œuvres de Margarethe von Trotta, Helma Sanders-Brahms, Ida Lupino… J’aime citer les noms des réalisatrices pour qu’elles entrent dans la mémoire collective.
Comment expliquez-vous la longévité du festival ?
Le public. On n’aurait jamais tenu aussi longtemps sans lui, c’est une évidence. Aux débuts du festival, il s’agissait d’un public constitué à 95 % de femmes, aujourd’hui, nous sommes plutôt à un ratio de 70 % de femmes et 30 % d’hommes. Il faut continuer à explorer cette cinéphilie. Dans les années 70, le critique Serge Daney employait le terme de « ciné-fils » dans les pages des Cahiers du Cinéma pour parler du public majoritairement masculin des films de la Nouvelle Vague. Je me dis que nous avons réussi à créer en quelque sorte les « ciné-filles » (Rires.) Que les femmes soient mobilisées par la culture nous motive à pousser toujours plus loin l’exploration. Et la suite, c’est d’amener le festival dans des directions nouvelles, aujourd’hui avec le jeu vidéo, demain peut-être en s’ouvrant aux films de plateformes… Par ailleurs, nous continuerons de suivre l’évolution du nombre de réalisatrices en France. Nous avons la chance d’avoir une génération très entreprenante grâce entre autres aux écoles de cinéma dont le rôle a été prépondérant dans la promotion des femmes dans la profession. Nous devons aussi la longévité du FIFF à ses partenaires (la ville de Créteil, le département du Val-de-Marne, la région Île-de-France, l’ARS, la délégation aux droits des femmes, le CNC…). Ces 45 ans sont aussi une reconnaissance de leur soutien.
Diriez-vous du FIFF qu’il se positionne comme un observatoire privilégié de l’évolution de nos sociétés, notamment dans la manière de considérer les femmes et particulièrement les cinéastes ?
Le terme observatoire me plaît beaucoup. Depuis 45 ans, nous avons construit des réseaux à travers le monde avec des observateurs aux quatre coins de la planète. On nous appelle pour nous recommander telle ou telle cinéaste, pour nous donner des pistes de réflexion… D’ailleurs, nous avons aussi contribué à la création d’autres festivals de films de femmes à Ankara, Istanbul, Taïwan… Outre cette position d’observatoire, je dirais également que le FIFF peut avoir un rôle de lanceur d’alerte sur la place des femmes dans la profession, sur le financement de leurs films… Davantage de réalisatrices doivent être représentées dans les festivals. En 1993, une femme, en l’occurrence Jane Campion, remportait pour la première fois une Palme d’or à Cannes. Il a fallu presque trente ans pour qu’une autre, Julia Ducournau, soit sacrée en 2021. N'attendons pas trente ans de plus pour la troisième !
FESTIVAL International de films de femmes
et au cinéma La Lucarne de Créteil.
En ligne sur la plateforme Festival Scope.
Reprise des films à Paris dans les salles du réseau CIP et dans des cinémas partenaires en région.