« Le Marchand de sable » de Steve Achiepo : un film « né d’un conflit moral personnel »

« Le Marchand de sable » de Steve Achiepo : un film « né d’un conflit moral personnel »

14 février 2023
Cinéma
« Le Marchand de sable ».
« Le Marchand de sable ». The Jokers

Dans son premier long métrage, le réalisateur raconte l’histoire d’un livreur qui s’improvise marchand de sommeil pour trouver un logement à ses proches fuyant le conflit en Côte d’Ivoire. Retour sur son parcours de cinéaste et la genèse d’un projet qui a mis huit ans à voir le jour.


Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir réalisateur ?

Dès 12 ou 13 ans, j’étais très cinéphile, avec un penchant particulier pour les cinémas japonais et chinois. J’ai grandi à Cergy et avec mes amis, pour combler le désert culturel dans lequel nous vivions, on s’était créé une sorte de ciné-club qui ne portait pas son nom. On allait dans le quartier chinois du 13e arrondissement parisien acheter des films asiatiques sous-titrés en anglais. On ne parlait ni chinois ni anglais, mais on était fascinés par ces films et leurs acteurs. Et puis, un jour, je suis tombé dans la rue sur une affiche d’In the Mood for Love. C’est la première fois que je voyais des comédiens de ces films qu’on regardait avec mes potes sur une affiche de cinéma en France. Je suis allé le voir et j’en suis ressorti subjugué. Un tournant dans ma vie. C’est en sortant de la salle que mon envie de faire du cinéma est née.

Comment vous y êtes-vous employé ?

Au début, je n’avais évidemment aucun réseau. J’ai donc décidé de prendre des cours de théâtre. Grâce à ça, j’ai commencé à décrocher des petits rôles et c’est en observant les réalisateurs sur les différents plateaux que je me suis peu à peu dit que ce métier n’était pas totalement inaccessible. J’ai alors commencé à écrire. J’ai eu la chance de réaliser un premier court métrage, En équipe, en 2012, qui a été bien accueilli en festival et m’a permis d’en réaliser plusieurs autres avant de me lancer dans mon premier long.

Au début, je n’avais évidemment aucun réseau. J’ai donc décidé de prendre des cours de théâtre. Grâce à ça, j’ai commencé à décrocher des petits rôles et c’est en observant les réalisateurs sur les différents plateaux que je me suis peu à peu dit que ce métier n’était pas totalement inaccessible.

Justement, comment est né Le Marchand de sable ?

C’est un projet au long cours puisqu’il a mis huit ans avant de trouver son financement. Il prend sa source dans les années où j’ai travaillé comme agent immobilier. Un jour, un homme m’avait confié la charge d’un bien situé dans le 16arrondissement, en m’expliquant que la propriétaire – sa grand-mère – ne voulait le louer qu’à une famille blanche. Sur le moment, j’ai été surpris, déstabilisé. Je me suis demandé s’il tentait une sorte d’expérience sociale avec moi car, à l’époque, je devais être le seul agent immobilier noir du quartier. Mais ce n’était pas le cas. J’en ai alors parlé à mon responsable qui m’a assuré qu’il comprendrait parfaitement que je décline cette affaire. Sauf qu’il y avait beaucoup d’argent à gagner et qu’à ce moment-là, j’étais très peu éveillé sur les questions sociales et sociétales. J’ai donc pris l’affaire et trouvé des locataires. Mais plus les années ont passé, plus ma culpabilité liée à cette décision a grandi car je m’en voulais, en tant que Noir, d’avoir directement participé à ce racisme systémique dans l’immobilier locatif. Aussi, quand j’ai commencé ma carrière artistique et que j’ai eu envie d’écrire un long, ce conflit moral a immédiatement été le matériau sur lequel j’ai voulu travailler. En tant qu’agent immobilier, je m’étais aussi retrouvé confronté à des marchands de sommeil, j’ai donc choisi d’en faire l’arène de mon film. Mais quand j’ai commencé à écrire, la crise en Côte d’Ivoire a explosé, avec une arrivée massive de réfugiés en France, dont plusieurs membres de ma famille. J’ai donc pris du temps et du recul pour digérer tout cela et me remettre à l’écriture en intégrant cette situation à mon récit.

 

Le Marchand de sable aborde tout à la fois les questions de l’accueil des réfugiés, du mal-logement et des marchands de sommeil. Comment évite-t-on de tomber dans le simple film à sujet ?

Dès le départ, j’ai voulu que mon film se situe du point de vue de l’humain. Car l’essence même de Marchand de sable tourne autour d’une question morale. Or rien n’est plus subjectif que cela. Toute la difficulté dans l’écriture a été de trouver le bon endroit pour que ma subjectivité puisse être comprise et entendue. Très vite, j’ai voulu mettre le spectateur dans la tête de mon héros, Djo, tiraillé entre son intérêt personnel et son empathie pour ces réfugiés. Et traiter la question du mal-logement à travers le personnage d’Aurore, l’ex-compagne du héros, travailleuse sociale, pour montrer que beaucoup de choses découlent du manquement du soutien de l’État aux travailleurs sociaux. Mon militantisme se situe là, dans ce coup de projecteur sur les causes de cette zone grise dont profitent les marchands de sommeil.

Dès le départ, j’ai voulu que mon film se situe du point de vue de l’humain. Car l’essence même de Marchand de sable tourne autour d’une question morale. Toute la difficulté dans l’écriture a été de trouver le bon endroit pour que ma subjectivité puisse être comprise et entendue.

Vous avez coécrit Le Marchand de sable avec Romy Coccia Di Ferro. Comment s’est déroulée votre collaboration ?

J’ai d’abord écrit seul. Puis après avoir échoué à l’oral de la commission de l’Avance sur recettes, je me suis dit que j’avais besoin de quelqu’un qui ait du recul pour échanger et m’accompagner. Car ce qui m’apparaissait logique ne l’était pas pour ceux qui lisaient le scénario. C’est là où Romy est intervenue. On a écrit ensemble pendant un an et demi. Puis quand elle est repartie vers un autre projet, j’ai terminé le scénario seul.

C’est seulement une fois le scénario terminé que vous avez cherché l’acteur qui allait incarner votre personnage central ?

Oui, avec un casting. Je voulais quelqu’un capable de dégager une humanité instantanée. Car sans empathie pour ce personnage, le film ne fonctionne pas. Quand j’ai rencontré Moussa Mansaly, j’ai été saisi par sa fragilité, sa maladresse, un mélange étonnant de nonchalance et de confiance en soi. Ses contradictions épousaient celles du personnage et il possédait aussi ce charisme que je recherchais. Il incarnait physiquement le Djo que j’avais en tête.

Avoir été vous-même acteur vous a-t-il aidé à diriger vos comédiens ?

J’adore les acteurs ! J’adore les natures. Ici, il y avait un mélange de familles entre Moussa, Benoît [Magimel] , Ophélie [Bau], Aïssa [Maïga] … Mon but a été d’emmener tout le monde au même endroit. Et pour y parvenir, j’aime faire des impros cadrées. J’ai animé beaucoup d’ateliers de jeu dans des quartiers sensibles, à travers la France, pour éveiller les jeunes au cinéma et offrir ce que j’aurais aimé qu’on m’offre à leur âge. Dans ces cours, à leur contact, j’ai moi-même beaucoup appris. Donc, sur mon plateau, dès que je vois que mes comédiens commencent à évoluer dans un registre trop convenu, je leur demande de faire ce qu’ils veulent dans la prise suivante. Ça les libère et les fait revenir, sans qu’ils s’en rendent compte, à quelque chose de très naturel. Ce n’est pas le mot précis qui m’intéresse, sauf à certains endroits, mais le sous-texte entre les personnages, tout ce qu’ils ne se disent pas…

Je voulais un film urbain et crépusculaire à l’intérieur duquel allait se produire la fuite en avant de Djo. J’ai donc beaucoup pensé à la façon dont Martin Scorsese et son chef opérateur Michael Chapman ont filmé New York dans Taxi Driver mais aussi au Bad Lieutenant d’Abel Ferrara. Pour les couleurs, la direction artistique…

À la lumière, vous retrouvez Sébastien Goepfert qui travaille avec vous depuis vos premiers courts métrages. Comment vous êtes-vous rencontrés ? Et comment avez-vous créé ensemble l’atmosphère visuelle du film ?

Sébastien Goepfert et moi avons en effet débuté ensemble alors qu’il était à la Fémis, comme d’ailleurs quasiment tous mes techniciens. Je les avais rencontrés en allant jouer dans leurs films d’école et on ne s’est plus quittés. Avec Sébastien, on parle beaucoup de films, on a d’ailleurs les mêmes goûts. Sans doute parce qu’avec les années, on s’est influencés l’un l’autre. (Rires.) Pour Le Marchand de sable, je voulais un film urbain et crépusculaire à l’intérieur duquel allait se produire la fuite en avant de Djo. J’ai donc beaucoup pensé à la façon dont Martin Scorsese et son chef opérateur Michael Chapman ont filmé New York dans Taxi Driver mais aussi au Bad Lieutenant d’Abel Ferrara. Pour les couleurs, la direction artistique…

Au bout de ces huit années d’aventure, le montage a-t-il changé beaucoup de choses ?

Le montage suit vraiment de près le scénario. Ou plutôt le scénario pirate » que j’ai toujours eu avec moi. Je craignais en effet que mon récit aille trop droit, mû par le seul souci d’efficacité. J’avais besoin de le nourrir de scènes sans enjeu qui allaient me permettre d’améliorer la psyché des personnages. J’avais donc noirci un carnet d’idées et à chaque fois que je sentais un temps mort sur le plateau, je prenais les acteurs et nous tournions des scènes en décors naturels. Car je savais que plus on allait passer du temps avec les personnages, plus on serait en empathie avec eux. Au final, 90 % de ce scénario pirate se retrouve dans le film !

LE MARCHAND DE SABLE

Le Marchand de sable
Réalisation : Steve Achiepo
Scénario : Steve Achiepo et Romy Coccia Di Ferro
Photographie : Sébastien Goepfert
Montage : Julie Léna
Musique : Amine Bouhafa
Production : Barney Production, The Jokers
Distribution : The Jokers/ Les Bookmakers
Ventes internationales : Orange Studio
Sortie en salles : 15 février 2023