Comment vous est venue l’idée de mettre en lumière ces négatifs et leur histoire rocambolesque ?
Avec Serge, nous restaurons des films depuis une trentaine d’années [au sein de Lobster Films, NDLR]. Nous avons travaillé ensemble, il y a une dizaine d’années, sur un projet de DVD rassemblant les films de Georges Méliès que l’on connaissait à l’époque. Nous avons continué à chercher et avons trouvé de nouveaux éléments à restaurer, tels que ces négatifs de films qui n’étaient pas totalement inconnus mais qui n’avaient jamais été sauvegardés correctement ou qui n’avaient jamais bénéficié d’un plan ambitieux. Il existe, depuis quelques années, de meilleurs moyens de conservation qu’auparavant, c’était donc le bon moment pour travailler autour de ces négatifs.
Au fil du documentaire, on découvre grâce à de nombreuses archives le côté fantastique et poétique de Méliès, à l’opposé de la vision plus réaliste des frères Lumière…
L’imaginaire de Georges Méliès est totalement éloigné de celui des frères Lumière. Lui était magicien. Il venait du monde du spectacle, du théâtre et des variétés. Quand il découvre le cinéma, il comprend son potentiel et invente beaucoup de choses. Il est le pionnier non seulement des trucages mais aussi du montage ou de la série. Ces films sont primitifs car les moyens l’étaient. Mais imaginer de telles œuvres avec ces moyens-là est extraordinaire. Réaliser Le Voyage dans la Lune en 1902, c’est comme tourner Avatar en 2009 ou ces films aux trucages numériques incroyables : c’est le maximum qu’il pouvait faire avec les moyens de l’époque.
À travers ce film, souhaitez-vous mettre en valeur l’œuvre de Méliès ou sensibiliser à l’urgence de restaurer ses films ?
Les deux. Si Georges Méliès est connu des amateurs de films anciens, il l’est moins du grand public. Ce documentaire était donc pour nous un moyen de toucher davantage de personnes et de raconter son histoire avec un axe un peu particulier, celui de cette restauration. Nous ne voulions pas seulement faire une biographie du réalisateur. L’histoire extraordinaire de ces négatifs qui doivent être protégés faisait partie intégrante de notre postulat de départ. La pellicule des films anciens rétrécit avec le temps, ils ne passent donc pas toujours dans les machines modernes faites pour eux. C’est ce qui est d’ailleurs arrivé dans les années 50 et 70, lors des premiers essais pour sauvegarder ces négatifs. Ils sont en effet chimiquement instables et continuent à se détériorer avec le temps.
Comment se sont déroulés ces premiers essais ?
Ces films ont eu un parcours un peu chaotique. Georges Méliès a fait deux négatifs de ses films à partir de 1902 : le premier devait servir à éditer les copies en France et l’autre être utilisé pour le marché américain – son frère, Gaston, avait été envoyé aux États-Unis pour s’occuper des intérêts du cinéaste là-bas et diffuser son œuvre. Mais, pour résumer, ces négatifs sont rapidement devenus obsolètes car Edison a essayé de contrer cette concurrence et a réussi à imposer ses conditions à cette dernière, ce qui lui a permis d’exclure la production de Georges Méliès des États-Unis. Les négatifs des films de ce dernier ont été stockés pendant une dizaine d’années dans une cave, dans des conditions pas toujours favorables. En 1920, le neveu de Georges Méliès les a récupérés pour les vendre. Leon Schlesinger, un producteur de la Warner, les a achetés pour les remettre en circulation. Mais pendant plusieurs années, ces films sont restés dans un placard jusqu’à ce que la veuve de Schlesinger les donne en 1950 à l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences [l’Académie des Oscars, NDLR]. C’est là que commence la résurrection de cette œuvre. Un premier inventaire est fait et l’Académie essaie de faire des tirages de ces négatifs mais les copies sont instables. L’épreuve du temps ayant rendu les négatifs fragiles, ils s’abîment et la pellicule se casse parfois. Ce qui pousse l’Académie, qui n’est pas un centre d’archives à l’époque, à arrêter ce processus de sauvegarde après une poignée de copies.
Comment ces négatifs sont-ils ensuite revenus en France pour être sauvegardés ?
Les négatifs ont été oubliés jusque dans les années 70. L’archiviste David Shepard, qui a beaucoup œuvré pour la promotion du cinéma muet, apprend leur existence et décide d’en faire quelque chose. Il prend contact avec la bibliothèque du Congrès [l’organe de recherche du Congrès américain qui conserve une collection de plus de 150 millions de références, NDLR] pour y déposer les films afin de les sauvegarder. En 1977, la bibliothèque essaie à son tour d’en faire des copies sans pour autant entreprendre un réel inventaire. Et sans réussir à tout tirer, les films s’abîmant. L’œuvre de Méliès tombe à nouveau dans l’oubli jusqu’à leur redécouverte il y a une dizaine d’années. En discutant avec la bibliothèque du Congrès ou encore la Direction du patrimoine du CNC, nous nous sommes dit, avec Lobster Films, qu’il fallait essayer de sauver ces films.
Quel travail d’archives avez-vous réalisé pour ce documentaire ?
Ce documentaire n’aurait pas été possible sans l’aide de la Cinémathèque française et du CNC qui possèdent d’importants documents que l’on retrouve dans le film qui raconte le parcours de Georges Méliès, de sa gloire à son oubli puis à sa résurrection. Celle-ci tient beaucoup à deux personnes : Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque française, et Madeleine Méliès, la petite-fille du réalisateur que ce dernier a élevée pendant plusieurs années. Dans les années 30, Langlois était un jeune passionné de cinéma. Il est allé à la rencontre de Georges Méliès, alors oublié du cinéma, et les deux hommes ont instauré une véritable relation. À tel point qu’Henri Langlois, qui avait commencé à accumuler des œuvres pour la Cinémathèque, a demandé à Méliès de stocker pour lui des films au Château d’Orly, la maison de retraite de la Mutuelle du cinéma dans laquelle le cinéaste vivait depuis 1932. En quelque sorte, ce dernier a donc été, fait peu connu, le premier conservateur de la Cinémathèque française sans en avoir le titre. À son décès, Henri Langlois a récupéré des biens de Méliès auprès de sa veuve, notamment sa caméra et son projecteur, des objets uniques qui sont les pièces maîtresses du futur musée Méliès qui ouvrira prochainement à la Cinémathèque française. Il a ensuite continué d’enrichir sa collection au fil des années avant d’embaucher à la Cinémathèque, au début des années 40, Madeleine Méliès. S’intéressant au travail de son aïeul, cette dernière a continué à chercher des archives de son travail, qu’il s’agisse de papiers, dessins ou photos. On retrouve ces documents dans notre film qui rassemble également des éléments issus de collections privées, de la propre collection de Lobster Films ainsi que de la collection du CNC qui est en partie déposée à la Cinémathèque française. Nous avons par exemple utilisé une archive sonore de Georges Méliès, qui est, je crois, l’un des rares, voire le seul, enregistrement que l’on ait de lui. Même dans son dernier film, une publicité sonore, on n’entend pas sa voix. C’est très émouvant de pouvoir l’écouter.
uN TRAVAIL EN DUO
Ce documentaire Le Mystère Méliès est le fruit d’un travail réalisé par Éric Lange et Serge Bromberg. « Serge est à l’origine du projet : c’est lui qui a monté toute cette opération de restauration et qui a eu l’idée de ce documentaire que nous avons écrit ensemble. J’ai pris en charge de mon côté la réalisation et le montage du film », explique Éric Lange.
Le Mystère Méliès
Réalisation : Éric Lange
Scénario : Serge Bromberg et Éric Lange
Production : Steamboat Films et Lobster Films
Diffusion : Arte et Arte.tv