L’échec est redoutable. Au cinéma, peut-être plus qu’ailleurs. Le grand critique Serge Daney pensait même que l’insuccès d’un film à sa sortie est irrémédiable et que l’Histoire n’y peut rien changer. Du moins, aux yeux du public. L’Enfance nue qui fête ses 50 ans, est dans ce purgatoire. Si les cinéphiles et beaucoup de cinéastes le placent très haut, il reste dans un angle mort. Qui a vu L’Enfance nue ? Le 10 janvier 1969, juste après les fêtes, les Français, en tout cas, ne se bousculent pas dans les salles pour voir le destin du petit François, un gamin de l’Assistance publique qui va trouver un peu d’amour chez « Pépère » et « Mémère » dans le Nord de la France après avoir épuisé d’autres familles d’accueil. Pas de vedettes. Ni devant, ni derrière, mais un réalisme cru et sauvage qui surgit dans un apparent chaos.
C’est le premier long métrage d’un inconnu de 43 ans : Maurice Pialat, qui a pourtant déjà plusieurs courts métrages et des documentaires à son actif. Le film est sans concession. Son auteur aussi. Il fait pourtant un étonnant mea culpa dans une émission de télévision : « J’étais inconscient. Tout était réuni pour que ça ne marche pas. Moi, en tant que spectateur, je n’y serai pas allé ! », avant d’ajouter comme une promesse : « A l’avenir, j’éviterai les sujets déplaisants. On doit avant tout chercher à plaire ! » Il ne faut bien-sûr pas prendre ces confessions au pied de la lettre. Pialat fera tout l’inverse et rencontrera le succès : Nous ne vieillirons pas ensemble, A nos amours, Loulou, Police, Sous le soleil de Satan, Van Gogh… Le cinéaste n’a jamais cherché à déguiser ses films. Ils sont là, à nu, fragiles, mais sûrs d’eux. Un peu butés.
« L’anti-400 coups ! »
L’Enfance nue pourrait avoir valeur de manifeste, si la Nouvelle Vague n’était pas passée par là, pile 10 ans auparavant. Montage heurté, technique approximative, décors 100% naturels, scénario invisible, jeu naturel, Pialat a retenu la leçon de Godard et consorts. « On a l’impression qu’il n’y aucun artifice ! » se réjouira Claude Chabrol à sa sortie. Mais Maurice Pialat est un solitaire, il n’aime pas les écoles et se méfie des compliments. Il a tout de même accepté que François Truffaut - plus jeune que lui mais déjà en avance - vienne à la rescousse pour produire son film. Et il y a assurément un peu des 400 coups dans cette Enfance nue. Mais là où l’ultra-sensible Truffaut laissait un certain romantisme pénétrer le cadre et s’échinait à nous faire aimer son Doinel, le petit François de Pialat s’en fout pas mal : il martyrise les animaux, a le coup de poing facile, fait des misères à peu près à tout le monde et affiche l’air têtu de l’éternel insoumis. Le film n’est pas « pleurnichard » explique un intervenant dans un documentaire d’époque présent sur le double DVD du film (édition Gaumont). Le cinéaste Pascal Bonitzer, dans un numéro hors-série des Inrockuptibles, paru à la mort de Pialat en 2003, qualifie d’ailleurs le film « d’anti-400 coups » pour vanter sa rugosité.
« Il y avait cette carence »
« Rugueux ? » Ce François de L’Enfance nue serait donc un peu Maurice Pialat? « Directement, absolument pas, explique l’intéressé sur un plateau de télé en 1969. Inconsciemment, sûrement. On ne peut pas aborder un sujet sans une résonnance profonde. » Pialat devra désormais préciser en interview qu’il ne vient pas comme son héros de l’Assistance publique. Lors d’un long entretien rétrospectif accordé aux Inrockuptibles, Pialat revient sur cet effet miroir: « On a cru que c’était autobiographique. Ceci dit cette enfance blessée était quand même la mienne d’une certaine façon. Le malheur d’une enfance ne vient pas des conditions sociales ou matérielles. Moi, matériellement ça allait assez bien, mes parents ne m’ont pas maltraité, ils m’aimaient beaucoup et je le sentais mais il y avait cette carence. Quand je fais ce premier film en 1968, j’ai 43 ans mais je suis encore comme un adolescent. On dit bien que certaines personnes restent enfants toute leur vie.»
Et de fait, la bande-annonce de l’époque, accompagnée d’une voix off grave, évoque « un paradis perdu » et la quête perpétuelle d’une enfance volée. La « carence » dont parle Pialat sera le moteur qui déclenchera l’écriture de films directement liés à la jeunesse (Passe ton bac d’abord, A nos amours…) et infusera la personnalité de plusieurs personnages - le plus souvent incarnés par le double Gérard Depardieu - modèles d’anti-héros à fleur de peau, imprévisibles et sauvages. Chez Pialat, le cadre est une prison sur lequel chacun vient se frotter tentant vainement de provoquer l’étincelle qui embrasera ce monde incomplet. Ici, c’est François qui défonce la porte de sa chambre pour s’enfuir.
Une énergie rebelle
Celles et ceux qui verraient dans ce premier long métrage un documentaire sur une famille d’accueil du nord de la France, font fausse route. Si L’Enfance nue arrache au réel des morceaux d’existence brute, tout est calculé, même les imprécisions. A plusieurs reprises les interprètes - tous amateurs - semblent réciter leur texte, cherchent maladroitement du regard une validation derrière l’objectif… Pialat a tout écrit et les nombreuses hésitations – y compris techniques - font partie intégrante de son processus créatif et s’appréhendent comme des accidents heureux.
Le cinéaste s’est ainsi battu contre certains membres de son équipe qui cherchaient à privilégier le travail bien fait au détriment de cette vérité fragile. La mise en scène fait corps avec son sujet. Le petit François – interprété par un enfant non issu de l’assistante publique qui retrouvera Pialat dans le feuilleton La Maison des bois - résiste et son environnement doit vibrer avec lui. Le film n’est pas aimable, ne cherche jamais à l’être. C’est sa force. Cette énergie rebelle a fait école et en revoyant L’Enfance nue aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de constater l’énorme legs qu’il a laissé à des cinéastes aussi divers que Raymond Depardon, Cédric Kahn ou Abdellatif Kechiche. L’Enfance nue a 50 ans mais le temps et les tempêtes n’y peuvent rien changer, elle reste intacte, indétrônable. Toujours debout. Toujours en fuite.