Un barbare et un tyrannosaure survivent dans une sanglante préhistoire de fantasy : c’est la série Primal, dernière œuvre en date créée par le cinéaste américano-russe Genndy Tartakovsky et diffusée sur Adult Swim. Dans un monde steampunk, deux sœurs s’affrontent à l’aide de magie et de technologie : c’est la série Arcane, sur Netflix, adaptée du jeu vidéo League of Legends. Dans les années 1970, un futur grand méchant de 12 ans veut conquérir le monde avec ses petits assistants jaunes : c’est le blockbuster Les Minions 2 : Il était une fois Gru, du studio franco-américain Illumination Mac Guff, en salles le 6 juillet. Dans notre Europe contemporaine, Amin, un homosexuel afghan, essaie de trouver un endroit où vivre en paix : c’est le documentaire animé Flee, récompensé à Sundance et à Annecy en 2021. Quel est le point commun entre tous ces projets d’animation ? Ils ont été réalisés – tout ou en partie – par des studios français. Leur importance dans le paysage animé mondial tient autant à leur savoir-faire technique qu’à des atouts structurels, comme nous l’expliquent des actrices majeures du secteur : Charlotte de La Gournerie, cofondatrice du studio franco-danois Sun Creature (Flee), ainsi que les productrices du studio La Cachette (Primal), Erika Forzy et Gabrielle d’Andrimont.
Quels projets attirent les internationaux ?
Depuis 2015, le nombre de projets étrangers de films d’animation fabriqués en France ayant bénéficié du C2I (crédit d’impôt international) a plus que doublé (18 en 2021 contre 8 en 2015). Ce dispositif spécial proposé par le CNC peut représenter jusqu’à 30 % du budget avec un plafonnement à 30 millions d’euros. Un atout majeur pour les grosses productions venues de l’étranger. En 2021, plus de 260 millions d’euros de promesses de dépenses ont été enregistrées. L’un des symboles de cette réussite est la série Arcane (Netflix), dérivée du jeu de bataille en ligne League of Legends. Un véritable phénomène, produit par le studio Fortiche Production, basé à Paris et à Montpellier. Outre ce succès, deux épisodes de la série animée Marvel What if… ? (Disney+) ont également été fabriqués en France. De fait, les commandes américaines représentent désormais la majorité des projets. Le studio La Cachette a ainsi pu produire un épisode de la série anthologique de science-fiction du réalisateur américain Tim Miller, Love, Death & Robots (Netflix), mais aussi la série Primal. Gabrielle d’Andrimont revient sur cette aventure : « Le réalisateur Ulysse Malassagne, un des partenaires fondateurs de La Cachette, a mis en ligne des petits teasers qui sont devenus viraux : Genndy Tartakovsky et Tim Miller, qui sont très connectés et regardent tout, sont tombés dessus et nous ont contactés. On s’est rencontrés à Annecy. Au départ, c’était très informel, puis quand les projets Primal et Love, Death & Robots se sont développés, la relation s’est concrétisée. Pour Love, Death & Robots, on a été recommandés par le réalisateur (Owen Sullivan) de l’épisode Un vieux démon, et on s’est occupés de l’animation. » Pour Primal, les choses se sont passées différemment : la relation avec Genndy Tartakovsky (Samuraï Jack, Star Wars : Clone Wars, Hôtel Transylvanie) a été beaucoup plus directe, comme l’explique Erika Forzy : « Genndy met les mains dans le cambouis... C’est assez rare ce genre de projet. Généralement, les réalisateurs sont aussi des “executive producers”, ils font des pages et des pages de notes, des réunions Zoom... Avec Genndy, nous avons une relation étroite et très collaborative, mais tous les projets sont très différents. On fait tout, de la réalisation à la livraison, même la musique ! » Le studio Sun Creature prépare de son côté une série adaptée du jeu vidéo Splinter Cell pour Netflix, et a déjà créé des cinématiques pour Legends of Runeterra, un jeu dérivé de League of Legends : « Avec une franchise de ce calibre, on n’a pas besoin de chercher l’argent : pour Legends of Runeterra, c’est Riot Games qui finance ; pour Splinter Cell, c’est Netflix… Ce sont de très gros budgets. Sur Legends of Runeterra on a pu travailler avec des animateurs japonais alors que c’est très difficile de les avoir », reconnaît Charlotte de La Gournerie.
Quelle attractivité pour les studios français ?
« La Cachette a un style bien particulier : un mélange d’animation japonaise et de Disney, qui fusionne l’Est et l’Ouest », résume Gabrielle d’Andrimont. C’est un peu le « style Gobelins », du nom de l’école d’animation parisienne qui fait le renom de ses élèves. Le site du RECA (réseau des écoles françaises de cinéma d’animation) liste pas moins de 72 studios de cinéma d’animation répertoriés sur le territoire français, et 30 écoles formant à ce secteur. Ce maillage dense permet à une véritable pluralité de talents d’éclore, principalement attachés à l’animation « traditionnelle » en deux dimensions. Une technique fortement recherchée par les Américains, d’après Charlotte de La Gournerie : « Aux États-Unis, il n’y a plus de 2D ! Si vous voulez faire un Disney à l’ancienne, les talents ne sont plus là. En 2016, Coca-Cola nous a commandé une pub en 2D pour le Super Bowl… tournée au Danemark ! On a aussi fait des spots à la Miyazaki pour l’État de l’Oregon, toujours au Danemark, avec des artistes français. Le lobby des sodas a décidé de ne pas montrer notre pub parce que c’était juste après l’élection de Trump et ses responsables craignaient de froisser des susceptibilités... Finalement, la pub a été diffusée en 2018. »
La productrice met également en avant le goût des clients étrangers pour l’animation adulte, qui a un peu plus de mal à se monter en France. « Nos clients internationaux ont un vrai goût pour l’animation adulte, ils n’ont pas peur de se lancer là-dedans. En France, il y a une envie réelle de le faire, mais c’est plus compliqué de transformer l’essai du côté des diffuseurs. Ils ont plus de mal à concrétiser des projets avec une plus grande ambition graphique et narrative. À l’international, c’est le contraire. Ça permet de raconter des histoires différentes. »
Pourquoi rester en France ?
Le studio Sun Creature était installé exclusivement au Danemark jusqu’en janvier 2021, où il est venu ouvrir une antenne à Bordeaux. « On a monté Sun Creature France pour avoir accès au crédit d’impôt, car le Danemark est un des rares pays à ne pas l’avoir », précise Charlotte de la Gournerie. « On a produit ici une série pour Cartoon Network et HBO Max, quarante épisodes de onze minutes : The Heroic Quest of the Valiant Prince Ivandoe (La Quête héroïque du valeureux Prince Ivandoe). C’est le premier projet hors Londres de Cartoon Network, qui désirait un studio qui puisse avoir accès à ce type de financement, qui est vraiment indispensable. »
Du côté de La Cachette, être installé à Paris est surtout une question d’image : « Notre studio se situe dans le 14e arrondissement. On a découvert pendant la pandémie que beaucoup aimaient travailler à distance, mais la bonne ambiance règne chez nous. Beaux locaux, employés jeunes : on apprend plus de choses, les échanges sont nombreux... », explique Erika Forzy. « Je ne suis pas certaine qu’être situé à Paris change quoi que ce soit, souligne de son côté Gabrielle d’Andrimont. Il y a des pôles d’animation dans toute la France maintenant : en Nouvelle-Aquitaine, vers Valence...
Cela dit, à Paris, on peut capter les jeunes talents qui sortent des écoles et qui souhaitent “grandir” chez nous. Être à Paris, c’est aussi intéressant quand des investisseurs étrangers y séjournent, ils peuvent voir le studio. Ça a du sens, mais au-delà, il suffit d’un ordinateur pour travailler... L’animation peut se faire de partout, mais être ensemble permet une meilleure synergie. »
Quels talents pour l’avenir ?
« Il y a un tel besoin de contenus : beaucoup de projets se montent, beaucoup de juniors arrivent sur le marché, et les anciens sont toujours là... Mais c’est vrai qu’il y a eu un “gap”entre les deux générations. Je dirais qu’on manque de seniors et d’encadrement, mais en France on a de la chance. À l’étranger, c’est encore plus dur », déclare Erika Forzy. S’il n’y a pas de risque de baisse de la demande, c’est plutôt du côté de l’offre que la situation devient problématique. Charlotte de La Gournerie analyse ainsi la « crise des talents » : « C’est très difficile de recruter aujourd’hui des talents français… À cause de, ou grâce à, l’inflation des budgets. Les plateformes ont des budgets de plus en plus importants, et payent donc beaucoup plus que les chaînes de télé. Il y a une réelle inflation des salaires des artistes, et c’est problématique. Il n’y a pas qu’en France : en Angleterre aussi Netflix a provoqué une grosse augmentation des salaires. » La qualité de l’animation française est également inséparable de sa dimension européenne, selon la cofondatrice de Sun Creature.