Les Films du Losange, la belle histoire

Les Films du Losange, la belle histoire

11 décembre 2023
Cinéma
Losange
La société de production célèbre ses 60 ans Les Films du Losange

La société de production, puis de distribution, fondée par Éric Rohmer et Barbet Schroeder fête ses 60 ans. L’occasion de remonter le fil d’un temps sans cesse retrouvé avec Régine Vial, l’une de ses figures historiques.


Deux triangles

Parfois les grandes histoires débutent sur une boutade. À la fin de l’année 1962, le jeune cinéphile Barbet Schroeder, qui vient de mettre en gage une peinture expressionniste appartenant à sa mère, et le déjà cinéaste Éric Rohmer (Le Signe du Lion), alors rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, s’associent pour monter une société de production qu’ils baptisent d’abord Les Films du Triangle, en hommage au grand D.W. Griffith. Problème, le nom est déjà associé à une entreprise en faillite. « Ce n’est pas grave, appelez ça Les Films du Losange. C’est deux fois plus fort, un losange, c’est deux triangles ! », plaisante Philippe Sollers à l’époque. Un bon mot d’un des piliers de la revue Tel Quel corrigera donc le tir. La vraie naissance du « Losange » date bien de 1963 avec la réalisation de La Carrière de Suzanne d’Éric Rohmer qui succède à La Boulangère de Monceau dont la production avait débuté avant l’arrivée de la jeune société. La série naissante des Contes moraux justifie à elle seule la création des Films du Losange. « Le principe de base du Losange, confiait Jean Douchet, l’un des premiers actionnaires,  fonde l’esthétique sur l’économie, qui est une affaire de morale. On peut également dire qu’au fondement des Films du Losange, il existait une idée du cinéma proche de celle des Cahiers. Le Losange en était la prolongation. Un des principes majeurs en est que l’art est soumis au réel, et non pas l’inverse. » L’année 1963 marque également le renversement d’Éric Rohmer à la tête des Cahiers par le frère ennemi Jacques Rivette. Un putsch aux allures de libération pour celui qui, s’appuyant désormais sur une structure entièrement dédiée à sa cause, s’apprête à enchaîner les films et construire l’une des filmographies les plus inspirées de l’histoire du cinéma mondial.

La société de production, cherchant à préserver les acquis de la Nouvelle Vague, lance en 1965, la série des Paris vu par…, un programme de courts métrages réalisé par des cinéastes « amis » (Chabrol, Rouch, Godard, Pollet…) à qui il est simplement demandé d’ancrer l’intrigue de leurs films respectifs dans un quartier parisien précis. Régine Vial, responsable de la distribution des Films du Losange depuis 1986, explique : « Les Paris vu par… sont devenus une sorte de manifeste en s’interrogeant sur la gestion de la géographie donc de l’espace et la manière d’appréhender le réel. »

Si les deux premiers Contes moraux d’Éric Rohmer n’ont pas dépassé les cercles intellectuels, les deux suivants emballent la machine. La Collectionneuse (1967) et Ma nuit chez Maud (1969), qui emportera le Losange jusqu’aux Oscars, propulsent le cinéaste maison vers le statut d’auteur respecté. Les Films du Losange installent leurs bureaux avenue Pierre 1er de Serbie, dans le très chic seizième arrondissement parisien.

Toutes les vagues

À la fin des années 1960, les lignes du Losange bougent. Barbet Schroeder délaisse la production pour la réalisation et se lance dans l’aventure de More, film sur la fièvre hippie, qui reste à ce jour l’un des plus gros succès de la société. Lors d’un hommage récent à la Cinémathèque française, Barbet Schroeder s’amusait ainsi à souligner : « Mine de rien, j’ai révélé Rohmer et les Pink Floyd ! » Le groupe de Roger Waters a en effet signé la BO de More. Pierre Cottrell, complice de Schroeder, prend la place laissée vacante. C’est au même Cottrell que l’on doit notamment la production de La Maman et la Putain (1974). Rohmer, lui, a bouclé ses Contes avec L’Amour l’après-midi (1972) et entreprend un pas de côté avec un film en langue allemande adapté d’Heinrich von Kleist, La Marquise d’O... Un projet qui marque sa rencontre décisive avec Margaret Menegoz, qui en plus d’être germanophone, s’avère bientôt indispensable à la production du nouveau film d’Éric Rohmer. La jeune femme devient rapidement gérante de la société et l’une de ses figures de proue. Margaret Menegoz permet aussi l’ouverture vers une autre « Nouvelle Vague », celle qui submerge le jeune cinéma allemand : Rainer W. Fassbinder, Volker Schlöndorff, ou encore Wim Wenders… La cinéaste polonaise Agnieszka Holland devient bientôt à son tour une proche de l’équipe de l’avenue Pierre 1er de Serbie. Une ouverture au monde qui ne modifie en rien la politique du Losange et cette exigence dans la façon d’envisager le réel au cinéma.

Les années 1970 et le début des années 1980 sont aussi ceux des films de Jacques Rivette (Céline et Julie vont en bateau…), dont Rohmer malgré les griefs passés respectera toujours le travail. Barbet Schroeder poursuit, lui, sa carrière de cinéaste sans concession : La Vallée, Maîtresse, Koko, le gorille qui parle…, avant de filer vers Hollywood où l’attend une autre vie, loin du seizième arrondissement. Éric Rohmer, après quelques « intermèdes » (La Marquise d’O… puis Perceval le Gallois) embrasse un nouveau cycle, les Comédies et Proverbes, qui l’occupera de 1981 et La Femme de l’aviateur, jusqu’en 1987 avec L’Ami de mon amie.

Produire et distribuer

Fin 1986. Il faut s’imaginer Éric Rohmer posant sur son bureau une feuille de papier et, armé d’un stylo-feutre, dessiner d’un seul trait les quatre côtés d’un losange tout en sifflotant. À ses côtés, Régine Vial, qui vient à peine de débarquer dans la petite équipe de l’avenue Pierre 1er de Serbie, est au téléphone avec un exploitant qui s’interroge sur cette petite musique en fond sonore : « C’est Éric Rohmer ! Il travaille à l’élaboration de notre logo ! », lui répond la jeune distributrice qui reste encore fascinée par le côté artisanal de toute cette aventure. « Au-delà de l’anecdote, cet épisode traduit ce qui fait, encore aujourd’hui, la spécificité du Losange, cette idée de proximité, de fabrication maison, de liens directs entre les auteurs et les différents acteurs de la filière. » Fin des années 1980 donc, Éric Rohmer et Margaret Menegoz ajoutent une corde à l’arc de la société pour renforcer ce rapport intime avec les films « maison » et ainsi les accompagner tout au long de leur vie. Et cela passe inévitablement par la distribution. Les Films du Losange et leur logo « rohmerien » s’imposent sur les génériques des films. Tout débute avec Quatre Aventures de Reinette et Mirabelle en 1987, un film composé de quatre courts métrages. « Éric Rohmer a d’abord voulu le présenter au festival du court métrage de Clermont-Ferrand puis nous avons cherché les exploitants qui voulaient nous suivre dans cette aventure un peu particulière. Rohmer cherchait à ce que les exploitants s’engagent sur une longue durée. Son souci était, en effet, que son film reste longtemps à l’affiche afin que les spectateurs aient le temps de le découvrir. Qu’importe le nombre de salles, il cherchait une exploitation de qualité… »

 

Suivront bientôt De bruit et de fureur de Jean-Claude Brisseau, cinéaste que Rohmer a repéré en découvrant son premier film au hasard d’une projection en festival ou encore le nouveau Rivette, La Bande des quatre. Mais l’idée n’est pas de se disperser. Éric Rohmer et Margaret Menegoz invitent Régine Vial à la prudence, « à donner du temps aux films produits par le Losange ». Le premier gros succès de la jeune société de distribution est Noce blanche de Jean-Claude Brisseau, en 1989, porté par Vanessa Paradis dont c’est le premier rôle. Le film va jusqu’à flirter avec les deux millions d’entrées. « À l’époque le baromètre des entrées était fixé sur les cinémas de l’avenue des Champs-Élysées à la première séance du mercredi. Le jour de la sortie de Noce blanche,  je me rends au Gaumont Marignan. J’avais calculé qu’il fallait totaliser au moins 65 entrées pour s’assurer une rentabilité cohérente. Le patron du cinéma vient vers moi et m’annonce : 280 ! Au téléphone, Margaret Menegoz, qui était restée au bureau, me demande de revenir au plus vite, le téléphone n’arrêtait pas de sonner ! », se remémore Régine Vial. Les Films du Losange s’agrandissent, sans rien changer à l’ADN de la société : « Fidélité envers les auteurs et esprit de découverte. »

Cet « esprit de découverte » se double inévitablement d’un esprit d’aventure. Et c’est parfois au sein même de sa propre famille que peut surgir l’inattendu. Au début des années 1990, Éric Rohmer débarque au bureau du Losange avec un nouveau long métrage sous le bras, fait avec sa bande en catimini. L’Arbre, le Maire et la Médiathèque, une comédie politico-écolo. Or, dans quelques mois, les Français seront appelés aux urnes pour les élections législatives. Rohmer a un plan, sortir son nouveau film au plus vite pour profiter de ce lien avec l’actualité. « Il voulait que dans trois semaines le film soit dans les salles. Il avait déjà préparé lui-même l’affiche et la bande-annonce. Lorsque je lui disais qu’il serait impossible de faire des projections de presse, il me répondait : “Qu’importe, les journalistes iront le voir en salles !” J’ai appelé les exploitants que je connaissais et nous avons sorti le film dans quelques copies à Paris et en Province. Il est resté six mois à l’affiche ! », raconte Régine Vial. Le film totalisera près de 180?000 entrées. « Rohmer a toujours préféré être grand chez les petits, que petit chez les grands. »

Encore plus d’auteurs

Début 1996, Margaret Menegoz et Régine Vial reçoivent une cassette VHS du nouveau long métrage du Danois Lars von Trier, Breaking the Waves. « Nous étions sous le choc, nous avons mis le bureau sous cloche et coupé tous les téléphones pour ne pas être gênées pendant les deux heures quarante du film. Le Losange a été le laboratoire de la Nouvelle Vague française, a accompagné le renouveau du cinéma allemand, il y avait une forme de logique à suivre cette “Nouvelle Vague” danoise… » Il y aura bientôt Festen de Thomas Vinterberg, autre point d’orgue de ce Dogme 95 que le Losange va accompagner dans les salles françaises.

Au tout début des années 2000, deux autres auteurs vont intégrer le giron de l’avenue Pierre 1er de Serbie : Nicolas Philibert, dont le documentaire Être et Avoir va devenir l’un des autres grands succès de la société, et Michael Haneke. « Margaret et lui se sont tout de suite bien entendus. Toutefois, Margaret ne se sentait pas de produire des films aussi violents que Funny Games. Michael le comprenait très bien et nous a ainsi fait lire le scénario de Caché qui nous a tout de suite emballés. Or, entre-temps il y avait eu les attentats du 11-Septembre et Michael voulait d’abord faire un film sur le terrorisme, ce sera Le Temps du Loup. Une relation de confiance s’est nouée entre lui et le Losange. » Une fidélité qui permettra aux Films du Losange d’être associés aux deux Palmes d’or de l’Autrichien pour Le Ruban blanc (2009) et Amour (2012) qui remportera également, outre ses nombreux César, l’Oscar du meilleur  film étranger. « Les grands cinéastes nous emmènent toujours très loin… », lance Régine Vial. Le nom de Michael Haneke revient immédiatement dans la conversation. « Son exigence dans le travail, que ce soit en matière de sous-titres, de son, de mixage…, nous a poussés à être sur la même longueur d’onde. Il a tout de suite accueilli avec intelligence le passage de la pellicule au numérique pour en tirer toutes les possibilités. »

Déjà demain

Au tout début de l’année 2010, Éric Rohmer meurt à l’âge de 89 ans, laissant tout à la fois un héritage à préserver et une ligne de conduite à garder. L’héritage sera justement l’une des grandes affaires du Losange qui, grâce à la facilité qu’offre désormais le numérique, s’emploie à la restauration des œuvres maison, dont celles du cinéaste avec la sortie d’un coffret définitif avec les éditions Potemkine, en 2013. « Wim Wenders qui a cette année proposé deux longs métrages au Festival de Cannes et a reçu le prix Lumière de Lyon, nous a confié son catalogue afin que nous assurions sa préservation et son rayonnement. C’est le signe d’une grande confiance. Nous avons toujours envisagé les auteurs comme des compagnons de route. », souligne Régine Vial.

L’autre chantier patrimonial du Losange est la redécouverte de l’œuvre de Jean Eustache amorcée avec La Maman et la Putain en 2022 et le reste de la filmographie un an plus tard. Le coffret vidéo, lui, est attendu au printemps 2024. « Les films ne doivent pas rester sur les étagères, ils doivent circuler », répète Régine Vial tel un mantra.

En 2021, Margaret Menegoz quitte la direction des Films du Losange, et confie les rênes à Alexis Dantec et Charles Gillibert. À eux de poursuivre la route et d’imaginer la suite. Régine Vial est très confiante : « Avec Charles Gillibert, nous avons une affinité de goût qui en faisait le candidat idéal. Il avait produit Sils Maria d’Olivier Assayas et L’Avenir de Mia Hansen-Løve que nous avions distribués… On en revient à la philosophie originelle du Losange : ce sont les auteurs qui nous guident. »

Du 13 au 27 décembre, le cinéma Le Champo-Espace Jacques Tati consacre un cycle spécial aux 60 ans des Films du Losange.