Comment avez-vous découvert le livre de Christophe Boltanski ?
Lionel Baier : C’est au moment de la sortie de La Vanité (2015) qu’Isabelle Dubar, la distributrice du film, m’a suggéré de lire La Cache en pensant qu’il pourrait me plaire. Elle avait vu juste. Mais son adaptation n’avait rien d’évident, bien au contraire ! C’est un livre très complexe qui raconte l’appartement de la famille Boltanski, pièce après pièce, et tout ce qui s’y est passé au cours du XXe siècle. Sur le papier, ça pouvait sembler injouable. D’autant plus que les Boltanski sont des gens résilients et qu’ils n’ont aucun ennemi identifié dans le livre. Comment faire alors pour créer un film qui ne repose quasiment sur rien, à part sur un état d’esprit ? J’ai passé pas mal de temps sur cette question, d’abord seul, puis avec ma coautrice Catherine Charrier, avant de trouver cette solution de redéployer toute l’histoire des Boltanski sur le seul mois de mai 1968. Ce qui me permettait, en creux, de raconter la guerre de 39-45 – que je ne voulais pas traiter frontalement – et plus largement toutes les aventures qu’ils ont vécues à travers le siècle.
Comment a réagi l’auteur à cette proposition ?
J’ai eu beaucoup de chance car Christophe m’a encouragé à faire ce que je voulais. Je me suis donc senti autorisé à prendre des événements ou des déclarations des personnages à différents endroits du roman pour les redéployer dans des scènes qui n’existent pas dans le livre mais qui s’en nourrissent, en conservant l’esprit.
Cet esprit dont vous parlez, c’est en grande partie l’humour qui le traverse et qui est au cœur de vos films depuis votre premier long métrage, Garçon stupide, en 2004…
Mon père était pasteur en Suisse ! Donc je crains toujours de faire partie de ces gens qui délivrent des sermons et des leçons de morale. Et puis quand vous faites de l’humour, vous croyez surtout fondamentalement à l’intelligence des spectateurs. Car on ne fait de l’humour qu’avec des gens en qui on a confiance. J’aime donc spontanément me placer sur ce terrain-là. Ça me permet de ne jamais être sentencieux.
Il y avait outre ce défi d’écriture que vous évoquez, un vrai défi de mise en scène pour faire exister cet appartement familial qui constitue de fait un des personnages centraux de ce film. Comment vous y êtes-vous employé ?
Avec Véronique Sacrez, la chef décoratrice, on a assez vite pris la décision de reconstituer cet appartement parisien en studio. Elle l’a imaginé en s’inspirant de l’appartement de Simone de Beauvoir, des photos de celui de Georges Perec, tout en y ajoutant des objets qui viennent de chez mes parents. À nos yeux, il fallait que ce lieu ressemble à la mémoire des Boltanski : qu’on puisse y voir des strates de différentes périodes empilées les unes sur les autres. Avec des mélanges de couleurs et ce plaisir lié à l’artificialité que produit le studio, qui n’enlève rien aux émotions mais permet un petit pas de côté sur lequel peuvent s’appuyer les comédiens, car leurs émotions n’en sont que plus visibles.
Dans ce film teinté d’absurde, il y a un moment où l’on voit le Général de Gaulle débarquer dans l’appartement avant de partir pour Baden-Baden. Est une scène que vous redoutiez particulièrement ?
C’est drôle car c’est l’une des premières choses que Michel Blanc m’a dites quand on s’est rencontré : « Si j’étais à votre place, je serais très inquiet pour de Gaulle ! Si l’acteur qui l’incarne se loupe, par exemple, le film s’écroule. » (Rires.) Il avait évidemment raison. C’est un gros dossier, de Gaulle ! Et Gilles Privat s’emploie excellemment à l’incarner. Le modèle que je lui avais donné, c’était Le Promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian où Michel Bouquet n’essaye jamais d’imiter François Mitterrand. Je voulais, dans la même logique, que Gilles ait une attitude gaullienne, sans verser dans le mimétisme. Mais, sur le tournage, j’ai beaucoup douté. Puis on a longtemps cherché où intégrer exactement ce moment dans le film. On a fait énormément de tentatives pendant le montage avant de s’orienter vers une forme à la Guitry où le réalisateur que je suis dit finalement aux spectateurs : « Suivez-moi, croyez-moi, écoutez-moi, je vous entraîne dans une sorte de conte. » Et je pense que ça fonctionne car, avant d’arriver à cette scène, l’artificialité est déjà présente dans le récit. Il y a dans La Cache un côté BD qui fait qu’on peut se permettre ce pas de côté puisqu’on a passé ce pacte avec le spectateur.
Dans le film, vous citez en effet Gaston Lagaffe mais aussi Jean Yanne. Ce fut une référence pour La Cache ?
Oui, j’y ai pensé de temps à autre. Il y avait un esprit frondeur dans les films de Jean Yanne qui donnait lieu à des saillies assez drôles sur la société de consommation, le monde des médias… mais sans jamais se faire donneur de leçon, de manière toujours extrêmement ludique. J’espère qu’il y a un peu de cet esprit-là dans La Cache.
C’est la première fois que vous faites composer une musique originale pour l’un de vos films. Quelles directions avez-vous données à Diego, Lionel et Nora Baldenweg, qui l’ont imaginée ?
On est parti sur une base très jazz car elle correspondait à cette époque de la fin des années 60. Louis Malle avait tourné peu avant Ascenseur pour l’échafaud au son de Miles Davis, Keith Jarrett multipliait déjà les concerts basés sur des improvisations de jazz à travers l’Europe... Diego, Lionel et Nora ont signé une première version de la musique qui épousait exactement les consignes que je leur avais données. Quelque chose de très symphonique à la Danny Elfman. Sauf qu’elle ne ressemblait plus du tout à ce que le film est devenu au tournage ! On est donc reparti de zéro et ils ont su génialement rebondir. Ils m’ont fait des propositions de rythmes à la batterie sur lesquels ils ont ensuite improvisé avec différents instruments. Je voulais qu’on entende, via les instruments à vent, les souffles des musiciens. La musique définitive s’est ainsi construite au fil du montage.
Au final, tout au long de cette aventure, comment avez-vous géré le sentiment de responsabilité par rapport à la famille Boltanski dont vous vous êtes emparé de l’histoire ?
Ce sentiment a toujours été présent, surtout vis-à-vis de Christian Boltanski qui, malheureusement, est décédé pendant la fabrication du film, en 2021… Car c’est celui qui était le plus identifié par le public. Comme on allait représenter à l’écran des œuvres qui ne sont pas les siennes, je me demandais si ça n’allait pas être insultant pour lui. Mais plus largement, c’est toujours bizarre de faire parler des gens qui sont réels mais qu’on ne connaît pas. Au départ d’ailleurs, on avait décidé de ne jamais donner leurs noms. Ils s’appellent Père-Grand, Mère-Grand, Grand-Oncle… C’était une manière de signifier aussi qu’il ne s’agissait pas d’un biopic. Et puis, petit à petit, leurs noms sont revenus. Mais je ne l’aurais jamais fait si le film avait été très éloigné de leur esprit et si Christophe Boltanski, qui est régulièrement venu sur le tournage, m’avait exprimé son désaccord.
LA CACHE

Réalisation : Lionel Baier
Scénario : Lionel Baier et Catherine Charrier d’après le livre de Christophe Boltanski
Production : Les Films du Poisson, Bande à Part Films, Red Lion
Distribution : Les Films du Losange
Sortie le 19 mars 2025
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