Louis Héliot : « Chantal Akerman a passé son temps à observer la société… »

Louis Héliot : « Chantal Akerman a passé son temps à observer la société… »

Delphine Seyrig dans « Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles ».
Delphine Seyrig dans « Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles ». Capricci

Responsable de la programmation cinéma du centre Wallonie-Bruxelles à Paris depuis plus de trente ans, Louis Héliot revient sur l’aura qui entoure le cinéma de Chantal Akerman à l’heure où ressort en copie restaurée son film Jeanne Dielman, 23 quai du commerce 1080 Bruxelles.


Un classement publié récemment par la revue britannique Sight and Sound désignait Jeanne Dielman meilleur film de tous les temps. Qu’est-ce que ce statut vous inspire ?

Chantal Akerman aurait été tellement touchée et fière. Je suis donc heureux pour elle et sa mémoire, même si je vois bien le contexte qui a permis ce résultat. Dans dix ans, un autre film prendra sûrement sa place. Chantal Akerman est décédée en 2015 et c’est vrai que, depuis sa mort, ses films n’ont jamais été aussi vus et commentés. Comme si son décès, aussi soudain que brutal – la cinéaste s’est suicidée à l’âge de 65 ans ndlr – avait servi de révélateur à son œuvre. Tout le travail de restauration effectué par la Fondation Chantal Akerman et la Cinémathèque royale de Belgique est évidemment primordial dans cette reconnaissance. Je pense aussi que nous n’avions pas bien mesuré l’influence de son œuvre auprès des autres cinéastes. À sa mort, des personnalités aussi importantes que Gus Van Sant, Todd Haynes ou Kelly Reichardt ont ainsi exprimé leur admiration et surtout l’impact que ses films – Jeanne Dielman en particulier – avaient eu sur leur propre création.

Vous citez des cinéastes américains admiratifs du cinéma de Chantal Akerman. Qu’en est-il des auteurs belges, par exemple ?

Lukas Dhont a affirmé être lui aussi un grand admirateur de son travail. Elle occupe une place plus importante chez les cinéastes d’aujourd’hui que chez ses contemporains directs et éclipse un certain nombre de cinéastes belges de cette époque-là. Le nom d’André Delvaux, par exemple, est presque oublié, ses films sont difficilement accessibles. Dans une interview, Luc Dardenne a déclaré : « Jeanne Dielman est un film magnifique, unique et inclassable. Il montra que le temps, la matière même du cinéma, pouvait être le temps de la vie quotidienne d’un être humain et il montra que cet être humain pouvait être une femme. Deux découvertes simples et majeures qui inaugurèrent une nouvelle ère du cinéma… »

L’une des premières cinéastes à faire de ses films une expérience artistique totale

Jeanne Dielman marquerait donc une rupture. Il y aurait un avant et un après…

Ce qui est sûr, c’est que Chantal Akerman a fait ce film avec une liberté totale. Dans une interview donnée pour les bonus d’une édition vidéo chez Criterion, elle affirmait : « À l’âge de 25 ans on m’a fait comprendre que j’étais une grande cinéaste. C’était agréable mais pénible, parce que je me demandais comment faire mieux, et je ne sais pas si j’ai fait mieux. » Et de fait, aucun de ses autres films n’a eu le même retentissement que Jeanne Dielman. Elle a été également l’une des premières cinéastes à faire de ses films une expérience artistique totale. La sortie du film D’Est, en 1993, s’accompagnait ainsi d’une installation au musée du Jeu de Paume à Paris. Le film était montré sur 21 écrans, projeté en léger décalé. Le spectateur déambulait au milieu. Cette façon inédite de concevoir la découverte d’un film fait d’elle une pionnière. Il faut préciser que son année passée à New York au début des années 1970, avec sa découverte des œuvres expérimentales de Michael Snow et Stan Brakhage a été déterminante. Elle s’est rendu compte qu’il était possible de faire des films autrement.

Jeanne Dielman s’envisage pour le spectateur comme une expérience où la durée de l’action est appréhendée de façon singulière…

Chantal Akerman ne supportait pas d’entendre dire que Jeanne Dielman était du cinéma en temps réel. Elle tenait à réaffirmer qu’il s’agissait au contraire du temps reconstitué. Si certaines séquences pouvaient paraître longues, dans la vraie vie, aimait-elle rappeler, éplucher des pommes de terre, c’est bien plus long encore.

Y avait-il un désir de provocation en réalisant Jeanne Dielman ?

Toujours dans l’entretien donné pour les bonus de l’édition vidéo américaine, elle assure que non. Jeanne Dielman est certes un film féministe, mais ce n’est pas un tract. Le film a été écrit et pensé pour Delphine Seyrig dans un contre-emploi. C’est l’histoire d’une femme enfermée dans son quotidien, qui se prostitue entre deux tâches ménagères dans son petit appartement. Pour incarner les clients, Chantal Akerman a choisi notamment Henri Storck, père fondateur du cinéma belge ou encore Jacques Doniol-Valcroze, figure centrale de la Nouvelle Vague française… Des personnes qu’elle admirait et dont la pensée cinématographique était importante.

Comment interpréter ce geste ?

En choisissant ces grandes figures, elle disait que son féminisme n’était pas dirigé contre la gent masculine. La prostitution existe, elle concerne tous les milieux sociaux. Ces hommes à l’écran montrent un côté obscur d’eux-mêmes, peu glorieux. Chantal Akerman a passé son temps à observer la société…

Jeanne Dielman est un film féministe, mais ce n’est pas un tract […] Chantal Akerman venait de la marge et observait le monde depuis cette marge.

Le cinéma lui permettait d’en révéler ses travers…

Quand Chantal Akerman entre à l’INSAS, elle en sort au bout de trois mois en disant que ce n’est pas à l’école que l’on apprend à faire du cinéma. Elle se rend à la Cinémathèque royale de Belgique. Jacques Ledoux, alors conservateur, lui montre des films, lui prête une caméra et de la pellicule. Chantal Akerman venait de la marge et observait donc le monde depuis cette marge. Elle deviendra ensuite une cinéaste nomade, partageant sa vie entre Bruxelles, Paris, New York et Tel-Aviv…

Si Chantal Akerman n’apparaît pas physiquement dans le film, on entend sa voix. Elle incarne la mère qui vient déposer chez Jeanne Dielman son enfant à garder…

Elle qui n’a pourtant pas eu d’enfant… Il aurait été intéressant de lui demander pourquoi ce choix. Chantal Akerman s’est toujours intégrée physiquement dans son cinéma et de façon plutôt violente dès son premier film, le court métrage Saute ma ville (1968). Elle se filmait dans sa cuisine. Une fuite de gaz faisait tout exploser, elle avec. L’idée du suicide était déjà là. La fuite de gaz est une métaphore de la Shoah, un thème qui l’a obsédée toute sa vie. Enfin, la cuisine incarne la soumission au féminin. C’est une préfiguration de Jeanne Dielman.  

En quoi la (re)découverte de ce film aujourd’hui est si importante ?

La restauration permet de rendre compte de la beauté formelle du film : les couleurs, la précision du cadre… La copie est magnifique. Rappelons que Jeanne Dielman n’est pas un film improvisé, rien n’était laissé au hasard. Tout était écrit. Chantal Akerman avait une vision, une croyance en son art que peu de cinéastes partagent aujourd’hui. Il y a chez elle quelque chose de viscéral. Les grands films résultent souvent d’une nécessité absolue de la part de leur auteur, une question de vie ou de mort. C’est particulièrement flagrant dans Jeanne Dielman

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles

Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles

Réalisation et scénario : Chantal Akerman
Cheffe opératrice : Babette Mangolte
Son : Benie Deswarte et Françoise Van Thienen
Montage : Patricia Canino
Avec : Delphine Seyrig, Jan Decorte, Henri Storck, Jacques Doniol-Valcroze
Production : Paradise Films (Bruxelles), Unité Trois (Paris)
Distribution France : Capricci
Date de sortie initiale : 21 janvier 1976
Reprise en salles : le 19 avril 2023 en copie restaurée 2K